Il n’est pas possible de douter qu’au sien de notre système de justice subsiste un pluralisme de Cours souveraines matérialisé par la Cour de cassation (Art. L411-1 et L411-2 du COJ), le Conseil d’État (art. L.111-1 et L.331-1 CJA), le Tribunal des conflits (art.39 du décret du 26 octobre 1849 ; art.4 de la loi du 20 avril 1932) et le Conseil constitutionnel (Art. 62 al.2 de la Constitution de 1958). Chacune de ces Cours souveraines est titulaire d’un domaine exclusif de compétences juridictionnelles dont la source est autant constitutionnelle que légale ou jurisprudentielle. En outre, il est admis que parmi ces quatre Cours souveraines, deux d’entre-elles chapeautent un ordre juridictionnel. Il s’agit d’abord de la Cour de cassation qui est à la tête de l’organisation hiérarchique qui existe entre les différentes autorités judiciaires « civiles » (lato sensu) puis du Conseil d’État qui est à la tête des autorités judiciaires administratives qui constituent l’ordre juridictionnel administratif. C’est cette réalité qui est identifiée par la locution « dualisme des ordres juridictionnels » et qui est par ailleurs consacrée par la Constitution (Décision n°2009-595 DC du 3 décembre 2009, considérant n°3 ; décision n°89-261 DC du 28 juillet 1989 ; décision n°86-224 du 25 janvier 1987 ; décision n°80-119 DC du 22 juillet 1980). Toutefois, à la lecture de la dernière révision de la Constitution instituée par la loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008 qui y insère un nouvel article 61-1 (Loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 ; Décret n° 2010-148 du 16 février 2010 portant application de la loi organique), il y a lieu de penser qu’ont été posés (sciemment ou accidentellement) les bases d’un ordre juridictionnel atypique.
Ce n’est pas l’institution de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui en elle-même constitue les prémisses d’un ordre juridictionnel constitutionnel, car ce mécanisme procédural est surtout un dispositif de synergie entre les autorités judiciaires qui composent le dualisme des ordres juridictionnels et le Conseil constitutionnel. En effet, de longue date le juge « civil » (depuis le 18 fructidor en V : Jean-Éric GICQUEL, « Constitution » Fasc. 10 [n°84-91] ; Juris-Classeur Administratif) et le juge administratif (loi du 24 mai 1872 et jurisprudence du CE : Cadot [1889] : Michel VERPEAUX et Maryvonne BONNARD, « Le conseil constitutionnel » p.23-24 ; La documentation française – études) refusaient de statuer sur la constitutionnalité de la loi. Le dispositif QPC instaure donc une procédure permettant aux justiciables, a posteriori et à l’occasion d’une instance devant l’une des juridictions « civiles » ou administratives, de solliciter l’inconstitutionnalité d’une loi. Indiscutablement, l’institution de la QPC a le mérite de parfaire la justiciabilité de la loi au profit exclusif de la compétence juridictionnelle du Conseil constitutionnel. En ce sens, la QPC est un alter ego de la question préjudicielle qu’elle soit faite au profit d’une juridiction de l’ordre juridictionnel « civil » ou au profit de l’ordre juridictionnel administratif. Elle est logiquement prioritaire sur la question préjudicielle interne parce qu’elle est relative à la loi qui porte la trame du litige (Décision n°2009-595 DC du 3 décembre 2009, considérant n°14). En revanche, le caractère prioritaire a été aménagé face à la question préjudicielle externe, c'est-à-dire celle faite au profit de la CJUE (Décision de la CJUE en date du 22 juin 2010 ; Cass. Ass. Plén. du 29 juin 2010 [n°10-40.002]), mais essentielle est que l’effectivité de la QPC n’est pas mise à mal.
À l’instar de la pesanteur de l’efficacité recherchée pour la question préjudicielle relative au droit communautaire (uniformisation de l’interprétation du droit communautaire), la QPC pourvoit à l’efficacité et à l’uniformité de l’apurement des dispositions législatives qui portent atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. La loi est le principal matériau des autorités judiciaires qui composent le dualisme des ordres juridictionnels. L’uniformité de l’interprétation de ce matériau est soumise aux Cours souveraines de chacun des ordres juridictionnels. En pratique, nonobstant les articles 4 et 5 du Code civil, la jurisprudence de ces Cours souveraines (Cour de cassation et Conseil d’État) est le « guide-âme » des juridictions inférieures. Cela étant, quelle position doit être attribuée à la juridiction qui, quoique indirectement, détient le pouvoir juridictionnel d’invalider les interprétations faites par les hautes juridictions régulatrices ?
Dans cette hypothèse, la constitutionnalité de la loi n’est pas en cause. Il s’agit du sens effectivement donné à la loi qui est l’objet du contrôle. Cette fonction est le principal rôle de la Cour de cassation et du Conseil d’État au sein de leur ordre juridictionnel respectif. Désormais, depuis deux de ses décisions (Décision n°2010-52 QPC, « Compagnie agricole de la Crau », en date du 14 octobre 2010 [considérant n°4] ; décision n°2010-39 QPC, « Mmes Isabelle D et Isabelle B », en date du 6 octobre 2010 [considérant n°2]), le Conseil constitutionnel affirme sa compétence pour contrôler « la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante » confère à une disposition législative dont la constitutionnalité ne fait aucun doute. En outre, dans une décision en date du 8 avril 2011 (décision n°2011-120 QPC, « M. Ismaël A. » [considérant n°9]), le Conseil constitutionnel précise que ce contrôle de « la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante » donne à la loi ne peut se faire qu’en aval du contrôle des Cours souveraines (Cour de cassation et Conseil d’État). En effet, la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante qu’un juge du fond donnent à une loi n’est pas susceptible de subir une QPC si elle n’a pas été confirmée par une Cour souveraine.
Ce pouvoir incident et transversal de contrôle de la constitutionnalité de la portée effective de la loi qui découle de l’interprétation imposée par les juridictions régulatrices pose logiquement comme Cour suprême la juridiction qui a un tel pouvoir juridictionnel (même indirect) sur d’autres juridictions qui doivent se soumettent (art. 62 de la Constitution). De ce point de vue, il est juridiquement plausible de constater que ce dispositif (Décision n°2010-52 QPC, « Compagnie agricole de la Crau », en date du 14 octobre 2010 [considérant n°4] ; décision n°2010-39 QPC, « Mmes Isabelle D et Isabelle B », en date du 6 octobre 2010 [considérant n°2 ] ; décision n°2011-120 QPC, « M. Ismaël A. », en date du 8 avril 2011 [considérant n°9]) pose de droit (bien qu’implicitement) le Conseil constitutionnel comme une Cour suprême incidente et transversale d’un ordre juridictionnel constitutionnel. Toutefois, en l’absence d’une hiérarchie annoncée entre la Cour de cassation, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel, une zone de précarité est latente et laisse pour l’avenir pressentir des « disputes » entre le Conseil constitutionnel et les deux autres Cours (pour l’heure) souveraines à l’instar de celle que la Cour de cassation peut avoir avec les Cours d’appel ou entre différentes chambres qui la compose.
Loin du pessimisme, il se pourrait aussi que cette autorité (Décision n°2010-52 QPC, « Compagnie agricole de la Crau », en date du 14 octobre 2010 [considérant n°4] ; décision n°2010-39 QPC, « Mmes Isabelle D et Isabelle B », en date du 6 octobre 2010 [considérant n°2 ]) soit acceptée au profit d’une « paix des juges » et de la satisfaction des justiciables qui est leur charge (Décision n°98-396 DC du 19 février 1998 [considérant n°10]) afin de donner naissance à une sorte de monisme juridictionnel à la française parce que construit sur un modèle atypique de Cour suprême d’un ordre juridictionnel incident.