Analyse de la solution de l'arrêt de la 3ème chambre civile de la Cour de cassation,
« Société eaux minérales de Vals », en date du 3 mars 2010 (n°08-19.108)
Le principe de précaution ne trouve pas application lorsque le risque de pollution est exclu. Dès lors, le caractère fautif du comportement du propriétaire de l’ouvrage objet du litige est également exclu, car le risque virtuel n’est pas avéré.
Le souci environnemental est une donnée dont la pesanteur est de plus en plus croissante au sein de notre système. D’ailleurs, l’exploitation de la biodiversité (ou des ressources de la biosphère) doit être en accord avec l’objectif de développement durable qui est une exigence juridique dont la valeur constitutionnelle a été consacrée par la Charte de l’environnement qui a été adjointe, en 2004, à la Constitution de 1958 (Décision n°2008-564 DC du Conseil constitutionnel en date du 19 juin 2008 [notamment considérant n°18]). Le contenu de l’objectif de développement durable (considérant n°10 de la Charte de l’environnement) est révélé par l’article L110-1 du Code de l’environnement. L’efficacité recherchée par cette norme est la mise en cohésion et en interdépendance du nécessaire développement de l’espèce humaine (social, culturel et économique) avec l’indispensable pérennisation de l’intégrité des écosystèmes de la biosphère. Pour réaliser ce projet, l’exigence de développement durable est consolidée par quatre principes phares. Le principe de précaution compte parmi ces axes directeurs.
Loin de l’idéalisme qui transpire quelque peu de la Charte de l’environnement, c’est par le biais d’un trivial conflit de voisinage que l’arrêt « Société eaux minérales de Vals » illustre l’utilité de ce principe à valeur constitutionnelle (art. 5 de la Charte de l’environnement). En effet, le litige qui sollicite l’intervention des juges de la Cour de cassation oppose un exploitant d’une source d’eaux minérales à ses voisins qui ont effectué des travaux afin d’installer un système d’arrosage pour leur jardin. La situation n’a rien d’original. Le litige se pose dans le cadre des articles 552 et 642 du Code civil qui organisent l’utilisation des sources par le propriétaire du fonds sur lequel elles se trouvent (Cass. 3ème civ. Du 26 novembre 1974 [bull. civ. III, n°441]). Conformément aux solutions usuellement posées par la jurisprudence, même si le droit de propriété est la prérogative qui permet de jouir et de disposer d’une chose de la manière la plus absolue (art.544 Code Civil) ; cet usage à vocation absolutiste d’un bien (meuble ou immeuble) est limité par la « moralité » du mobile dont il procède (art.4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789). En effet, lorsque le caractère abusif (c’est-à-dire qu’il n’y a pas la recherche de la satisfaction d’un besoin légitime et d’un intérêt sérieux) de l’utilisation du droit de propriété est qualifié ; ce dernier est susceptible d’engager la responsabilité civile de l’auteur de l’abus dès lors qu’il cause un préjudice à autrui (Cass. 1ère civ. Du 20 janvier 1964 [bull. civ. I, n°3] ; Cass. Ass. Plén. Du 28 juin 1996 [bull. A. P., n°96 ; Pourvoi n°94-15.935]).
À défaut d’usage abusif, c’est-à-dire lorsque le droit de propriété est exercé pour réaliser un intérêt sérieux et légitime ; il est possible pour le voisin qui démontre un trouble anormal (Cass. 2ème civ. Du 24 mars 1966 [bull. civ. II, n°403 ; Pourvoi n°64-10.737] ; Cass. 1ère civ. du 23 mars 1982 [bull. civ. I, n°120] : préjudice qui excède la mesure des obligations ordinaires de voisinage) de solliciter la réparation de ce trouble qui subsiste même lorsque les activités anormalement nuisibles ont été autorisées par l’administration (Cass. 1ère civ. du 15 mai 2001 [bull. civ. I, n°135 ; Pourvoi n°99-20.339]). En l’espèce, les juges de la Cour de cassation rejet tant l’abus de droit (« […] a pu en déduire qu’aucun abus du droit de propriété n’était établi […] ») qu’un quelconque trouble anormal (« […] ni dommage causé […] »). En effet, le besoin que vise à satisfaire le forage est motivé par un intérêt considéré comme sérieux et légitime sans être constitutif d’un préjudice excédant la mesure normale des obligations ordinaires de voisinage (« […] qu’il ne résultait de ce forage ni absence d’utilité, ni intention de nuire […]).
La touche d’originalité qui affecte l’espèce tient en ce qu’il est excipé le principe de précaution au soutien des articles 1382 et 1383 du Code civil qui ont davantage une vocation à purger la réalisation d’un dommage plutôt que d’avoir une action préventive (Geneviève VINEY, « Principe de précaution et responsabilité civile des personnes privées » p.1542 ; Dalloz 2007).
Le principe de précaution (art.5 de la Charte de l’environnement ; art. L110-1.II.1° du Code de l’environnement) est la source constitutionnelle (Décision n°2008-564 DC du Conseil constitutionnel en date du 19 juin 2008 [notamment considérant n°18]) de droits et devoirs qui ont pour objectif de promouvoir la réalisation effective de mesures propres à écarter la virtuelle réalisation d’un dommage. C’est au regard de cette efficacité qu’il n’est pas inintéressant de comparer le souci du principe de précaution avec celui de la perte de chance afin de mieux percevoir la place de ce principe au sein du droit de la responsabilité civile. La théorie du risque est moins éclairante, car l’efficacité de ce mécanisme repose sur l’existence indiscutable d’un risque inhérente à l’activité exercée, or le principe de précaution est d’une autre logique.
Le mécanisme de la perte de chance est tourné vers le passé comme tous les mécanismes « ordinaires » de responsabilité civile. Cette dernière répare le préjudice qui découle de la réalisation d’un comportement fautif. Au regard de cette donnée à laquelle le mécanisme de la perte de chance ne déroge pas, il faut tout de même admettre une efficacité anomale dudit mécanisme. En effet, il faut garder à l’esprit qu’il a pour objectif de permettre l’indemnisation de la non-réalisation d’un événement favorable (Chambre des requêtes du 1er juin 1932 [Dalloz 1933 ; 1, 102] ; 1ère Civ. du 12 octobre 1984 [RTD civ. 1986, 117] et 2ème Civ. du 21 novembre 2006 [Pourvoi n°05-15.674]). Dès lors, ce n’est pas l’événement favorable virtuel qui est indemnisé, mais la disparition de cette virtualité du fait de l’acte fautif d’autrui. Un événement virtuel est celui qui a de fortes possibilités de se réaliser contrairement à l’événement éventuel (non indemnisable) qui lui a une forte probabilité de ne pas se réaliser. Le dommage est donc matérialisé par la destruction de la probabilité fortement en faveur de la réalisation d’un événement heureux. L’acte fautif a détruit une chance ; l’indemnisation sanctionne la destruction de cette chance.
Il faut admettre qu’en l’espèce, la perte de chance n’aurait pas été d’un grand secours pour la Société eaux minérales de Vals, car tenter une argumentation sur la perte de chance d’éviter un dommage (bien qu’incertain) pouvant affecter de manière irréversible et grave l’environnement tient pour beaucoup du préjudice éventuel qui lui a (en l’occurrence) tant une forte probabilité de ne pas se réaliser qu’il est incertain qu’il ait une forte probabilité qu’il se réalise.
L’apurement de l’incertitude est le souci du principe de précaution. Cette efficacité pose nécessairement ce mécanisme comme atypique au sein de la responsabilité civile. L’arrêt « Société eaux minérales de Vals », en date du 3 mars 2010 (n°08-19.108) illustre la non application du principe et consolide le caractère anomale de ce dernier lorsqu’il révèle la certitude de l’absence de risque comme zone d’exclusion.
Comme le souligne la Cour de cassation dans le premier mouvement de son « Mais attendu », l’article L110-1.II.1° du Code de l’environnement conçoit l’applicabilité du principe de précaution en l’absence de certitude au regard des connaissances scientifiques et techniques. L’incertitude quant à la réalisation d’un dommage, donc la subsistance de la virtualité d’un risque, autorise à titre préventif, proportionné et à coût acceptable de prendre les mesures effectives propres à écarter voire diminuer l’éventuel dommage susceptible de découler du risque virtuel. Le principe de précaution fonctionne en mécanisme d’assurance car il vise à se prémunir contre l’éventuel dommage corrélatif au risque virtuel. Mieux que le droit de la réparation d’un préjudice, il s’agit d’un droit de la prévention du préjudice éventuel. Éviter la réalisation du préjudice est un mouvement en cohérence avec l’obligation de prudence et de diligence (obligation de prendre les précautions nécessaires à éviter autant que possible tous préjudices à autrui) prônée par l’article 4 de la DDHC notamment sanctionnée par les articles 1382 et 1384 lorsqu’il y a transgression, c’est-à-dire défaut de diligence et de prudence (d’ailleurs malgré les précautions prises, si le préjudice survient du fait de la cause étrangère, il y a exonération de responsabilité). Ainsi dans ces hypothèses le préjudice est ni éventuel ni virtuel, il est consommé.
Le droit préventif de l’article L110-1.II.1° exige « une certitude quant à l’incertitude » de la réalisation d’un dommage et la virtualité d’un risque. En l’espèce, les dires de l’expert ont consolidé la certitude quant à l’absence de risque même lorsque serait survenue une éventuelle intention de nuire (« […] aucune possibilité de polluer les eaux exploitées par captage, même si l’on y précipitait des produits nocifs ou germes délétères […] ») et il est démontré l’impossibilité pour la Société d’eaux minérales de Vals de subir un dommage du fait du forage, car il se situe en aval de ce dernier et « […] sans lien direct par faille [..] », c’est-à-dire qu’il y a aucun lien direct d’interaction ou d’interdépendance entre la source exploitée par les consorts X et la source exploitée, en amont, par la Société.
Au regard de l’état des connaissances scientifiques et techniques, la certitude quant à l’impossibilité de dommage et l’inexistence de risque direct excluent l’application des obligations inhérentes au principe de précaution.