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Profil

  • Laurent T. MONTET
  • Chargé de Travaux Dirigés à l'Université de Guyane
Docteur en droit privé.
  • Chargé de Travaux Dirigés à l'Université de Guyane Docteur en droit privé.

Thèse : "Le dualisme des ordres juridictionnels"

Thèse soutenue le 27 novembre 2014 en salle du conseil  de la faculté de droit de l'Université de Toulon

Composition du jury:

Le président

Yves STRICKLER (Professeur d'université à Nice),

Les rapporteurs: 

Mme Dominique D'Ambra (Professeur d'université à Strasbourg) et M. Frédéric Rouvière (Professeur d'université à Aix-en-Provence),

Membre du jury:

Mme Maryse Baudrez (Professeur d'université à Toulon),

Directrice de thèse :

Mme Mélina Douchy (Professeur d 'Université à Toulon).

laurent.montet@yahoo.fr


28 juillet 2023 5 28 /07 /juillet /2023 19:27

L’impartialité du juge est « la pierre angulaire du droit au procès équitable » [[CJUE n°C-341/06 P et C-342/06 P), 1e juillet 2008, Chronopost SA et La Poste c. UFEX et autres.]] car il s’agit de la garantie pour les justiciables que leur affaire sera traitée sans opinion préconçue et sans préjugement.  Il s’agit là d’un socle reconnu par de nombreux textes tant nationaux [[notamment l’article L111-5 du Code de l’organisation judiciaire : « L'impartialité des juridictions judiciaires est garantie par les dispositions du présent code et celles prévues par les dispositions particulières à certaines juridictions ainsi que par les règles d'incompatibilité fixées par le statut de la magistrature. » ; Le Conseil constitutionnel, par une décision n°96-373 DC, du 9 avril 1996, tire de l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, la valeur constitutionnelle de cette exigence d’impartialité]] qu’internationaux [[L'article 14 § 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de New York ; l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ; l’article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales…]].

 

Dès lors, la Cour de cassation a eu à se prononcer, à plusieurs reprises, sur la composition d’une juridiction d’appel dont l’un des magistrats (au moins) avait déjà siégé lors de la première instance [[Cass. Com., en date du 25 avril 2006, pourvoi n°04-18.581 (Bull. 2006, IV, n°97) ; Cass. 2e Chb, civ., en date du 10 septembre 2009, pourvoi n°08-14.004 (Bull. civ. 2009, II, n°209) ; Cass. 2é Chb., civ., en date du 11 mars 2010, pourvoi n°08-19.320 (Bull. civ. 2010, II, n°59) ; Cass. 2e Chb., civ., en date du 10 mars 2016, pourvoi n°15-12.970 et 15-12.971 (Bull. info. 2016 n°846, II, n°1028) ; Cass. 2e Chb., civ., en date du 1e octobre 2020, pourvoi n°19-17.922.]]. De manière constante, la Cour de cassation a retenu le grief de défaut d’impartialité de la composition de la juridiction. Par conséquent, au regard de cette constance de la Cour suprême de l’ordre juridictionnel judiciaire, il ne semble pas juridiquement inopportun (en tout cas de premier abord) pour un justiciable de tenter une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) à l’encontre de l’article 148-1 al. 3 du Code de procédure pénale [[Art. 148-1 al. 3 Code de procédure pénale : « […] En cas de pourvoi et jusqu'à l'arrêt de la Cour de cassation, il est statué sur la demande de mise en liberté par la juridiction qui a connu en dernier lieu de l'affaire au fond. […] ».]].

 

En l’espèce [[Décision n°2023-1017 QPC ; Cass., crim., du 21 février 2023 (pourvoi n°22-86.673).]], présenté devant la chambre correctionnelle d’appel, un prévenu est condamné à une peine d’emprisonnement assortie d’un mandat de dépôt. C’est à ce titre qu’il conteste la décision qui retient sa culpabilité en formant un pourvoi en cassation. Ce dernier n’étant pas suspensif des effets du mandat de dépôt [[Art. 465 al. 5 Cpp.]], parallèlement, comme prescrit à l’article 148-1 al.1 du Code de procédure pénale [[Article 148-1 al. 1 du Cpp : « La mise en liberté peut aussi être demandée en tout état de cause par toute personne mise en examen, tout prévenu ou accusé, et en toute période de la procédure. […] ».]], le prévenu sollicite une mise en liberté. Par conséquent, conformément à l’aliéna 3 [[Article 148-1 al. 3 du Cpp : « […] En cas de pourvoi et jusqu'à l'arrêt de la Cour de cassation, il est statué sur la demande de mise en liberté par la juridiction qui a connu en dernier lieu de l'affaire au fond. Si le pourvoi a été formé contre un arrêt de la cour d'assises, il est statué sur la détention par la chambre de l'instruction. […] ».]] de l’article précité, la juridiction compétente pour l’examen de la demande de mise en liberté est celle qui a statué, la dernière, sur le fond de l’affaire, c’est-à-dire celle qui au regard des circonstances de fait et de droit l’a condamné à une peine d’emprisonnement assortie d’un mandat de dépôt. Ainsi, sans nuances apportées quant à la perception de la situation, le justiciable condamné à une peine d’emprisonnement (avec mandat de dépôt) par la chambre correctionnelle de la Cour d’appel, qui sollicite sa mise en liberté doit saisir de cette demande la juridiction qui l’en a privé. Comprenez bien que le propos qui précède est sciemment tendancieux afin de mettre en relief la situation quelque peu incongrue posée par l’application combinée des articles 465 et 148-1 al.3 du Code de procédure pénale. C’est, d’ailleurs, cette incongruité ressentie de la situation qui est le point de reproche [[Paragraphe n°3 de la décision n°2023-1047 QPC : « […] Le requérant reproche à ces dispositions de ne pas interdire aux magistrats de la chambre correctionnelle de la cour d’appel ayant prononcé la condamnation d’un prévenu à une peine d’emprisonnement, assortie d’un mandat de dépôt, de statuer ultérieurement sur sa demande de mise en liberté dans le cas où un pourvoi est formé contre l’arrêt qu’ils ont rendu. Il en résulterait une méconnaissance du principe d’impartialité des juridictions. […]. »]] fait à l’alinéa 3 de l’article 148-1 du Code de procédure pénale via la question prioritaire de constitutionalité.

 

  1. Le sérieux du reproche de l’apparente partialité de la juridiction correctionnelle d’appel saisie sur une demande de mise en liberté

 

L’objectif de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) est d’obtenir du juge constitutionnel, à l’occasion de la demande de mise en liberté, l’examen de la Loi applicable [[Art. 148 al. 3 Cpp.]] qui est dénoncée comme contraire aux droits et libertés [[C’est-à-dire les droits et libertés issues de la Constitution de 1958 : le préambule de ladite Constitution, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le préambule de la Constitution de 1946, la Charte de l’environnement de 2044.]] garantis par la Constitution [[art. 61-1 de la Constitution de 1958 : « Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. […] ».]].

 

  1. Les conditions de recevabilité et de transmissibilité de la QPC

 

Le juge constitutionnel devra examiner le reproche d’inconformité qui est fait à la Loi. Cependant, avant que la Question prioritaire de Constitutionnalité (QPC) ne soit transmise au juge ad hoc, et afin de prémunir le juge constitutionnel de questions manifestement infondées ou dénuées de lien suffisant avec le litige principal, la juridiction saisie, puis la Cour de cassation, doit procéder à certains contrôles préliminaires [[Art. 23-1 et 23-2 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958.]]. En effet, sous peine d’irrecevabilité [[Article 23-1 al. 1 de l’ordonnance n°58-1067 : « Devant les juridictions relevant du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé. […] ».]], la QPC doit être formalisée dans un écrit distinct des écrits portant principalement sur le fond de l’affaire. En outre, bien entendu, dans les conclusions (ou le mémoire) à fin de QPC, doivent être développés les moyens qui caractérisent le reproche fait à la Loi en cause. Lorsque cette condition substantielle de forme est remplie, la juridiction saisie (en l’occurrence la chambre correctionnelle de la Cour d’appel) doit immédiatement [[Art. 23-2 de l’ordonnance n°58-1067.]] procéder à l’analyse de la QPC afin que soit identifié (ou pas) certains caractères sine qua non. En effet, la juridiction doit déterminer : Si la disposition querellée est applicable à la procédure ou au litige en cours ; si la disposition n’a pas déjà été déclarée conforme [[Il existe un tableau au format Excel (CSV ou XLS) notamment accessible au niveau du moteur de recherche dédié sur le site de la juridiction : https://www.conseil-constitutionnel.fr/dispositions]] ou, le cas échéant, vérifier s’il y a un changement de circonstances de droit et de fait [[Décision n°2009-595 DC du 3 décembre 2009 ; Décision n°2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010.]] ; enfin, il faut vérifier que la question « n'est pas dépourvue de caractère sérieux » [[Art. 23-2.3° de l’ordonnance n°58-1067.]].

 

Lorsque la juridiction saisie considère les conditions de recevabilité et de transmissibilité de la question remplies, elle sursit à statuer [[Art. 23-3 de l’ordonnance n°58-1067.]] sur le fond et transmet la QPC à la Cour de cassation qui procède à son tour à un filtre qui a un niveau de sévérité plus affirmé quant à l’évaluation du caractère sérieux ou nouveau de la QPC [[Art. 23-4 de l’ordonnance n°58-1067.]]. En tout état de cause, le juge de cassation a 3 mois pour statuer sur la transmissibilité de la QPC ; passé ce délai, le Conseil constitutionnel est automatiquement saisi [[Art. 23-7 de l’ordonnance n°58-1067.]].

 

  1. Le caractère plausible de l’atteinte au principe d’impartialité

 

Une fois que sont traitées les questions de l’applicabilité [[Cass., crim., du 21 février 2023 (pourvoi n°22-86.673) Paragraphe n°2 : « La disposition législative contestée est applicable à la procédure et n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel. […] ».]] de la disposition contestée et le caractère nouveau [[Cass., crim., du 21 février 2023 (pourvoi n°22-86.673) Paragraphe n°3 : « La question, ne portant pas sur l'interprétation d'une disposition constitutionnelle dont le Conseil constitutionnel n'aurait pas encore eu l'occasion de faire application, n'est pas nouvelle. […] ».]] de la question. La pertinence de cette dernière est cristallisée par la caractérisation du sérieux de la demande. Ce qui consiste pour le juge de cassation à évaluer (d’une certaine manière) la probabilité de censure de la disposition par le juge constitutionnel.

 

Autrement-dit, ne passeraient pas le filtre du juge de cassation et seraient, par voie de conséquence, écartées les questions manifestement infondées ou qui ne laissent aucun doute quant au fait que le juge constitutionnel serait très probablement conduit à ne pas censurer la disposition querellée sur le fondement du grief invoqué. Dès lors, la Cour de cassation ayant transmis la QPC au Conseil constitutionnel, cela marque le caractère plausible du reproche fait à l’alinéa. 3 de l’article 148-1 du Code de procédure pénale [[Cass., crim., du 21 février 2023 (pourvoi n°22-86.673) Paragraphe n°4 à 7.]] : « La question présente un caractère sérieux. En effet, la disposition critiquée n'exclut pas que la chambre des appels correctionnels, qui, dans la même procédure, a préalablement décidé que les faits et la situation dont elle était saisie justifiaient non seulement la condamnation du prévenu à une peine d'emprisonnement ferme, mais aussi son placement sous mandat de dépôt, statue ensuite dans la même composition sur une demande de mise en liberté. Elle est donc susceptible de porter atteinte au principe d'impartialité indissociable de l'exercice des fonctions juridictionnelles. En conséquence, il y a lieu de renvoyer la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. […] ».

La vraisemblance d’un reproche ne signifie pas nécessaire qu’il est avéré. Cependant, l’analyse sommaire qui en n’est faite relève le caractère suffisamment crédible du reproche afin que le juge exclusivement compétent en la matière puisse en faire un examen plus approfondi. La configuration posée par la combinaison des articles 465 et 148-1 al. 3 du Code de procédure pénale, peut en effet de prime abord interloquer le justiciable à plus forte raison dans un contexte où l’enjeu est la privation de la liberté.  

 

En effet, comme souligné en introduction, il y a sans nulle doute une incongruité ressentie du fait que, par la mise en application de l’article 148-1 al. 3 du Code de procédure pénale, un justiciable jugée par une juridiction doive soumettre la réévaluation d’un élément de ça situation à la juridiction qui s’est d’ores et déjà prononcée sur l’ensemble de sa situation durant la même procédure et la même cause. C’est au regard de ce contexte qui laisse apparaitre une apparente partialité fonctionnelle susceptible de porter atteinte au droit à un procès équitable que le juge de cassation transmet la QPC au juge constitutionnel. La question est donc suffisamment sensible au regard de l’impératif d’impartialité pour mériter un examen de conformité par rapport aux droits et libertés garantis par la Constitution.

 

  1. La conformité constitutionnelle de l’article 148-1 al. 3 du Code de procédure pénale

 

À la suite de la transmission de la QPC par la Cour de cassation au Conseil constitutionnel, ce dernier a un délai de trois mois [[Art. 23-10 de l’ordonnance n°58-1067.]] pour se prononcer sur la question ; sa décision doit être motivé [[Art. 23-11 de l’ordonnance n°58-1067.]] et doit soit déclarer la disposition contestée conforme à la Constitution, soit la déclarer non conforme. Dans le premier cas, la disposition qui était mise en cause est maintenue dans l’ordre juridique. À ce titre, elle pourra notamment être utilisée dans l’instance à l’occasion de laquelle la QPC avait été soulevée. En outre, sauf circonstances de droit et de fait nouvelles, ladite disposition ne pourra plus subir une autre QPC sur le même reproche. Dans le second cas (c’est-à-dire lorsque le juge constitutionnel déclare non conforme la disposition en cause) la disposition est abrogée soit à compter de la publication de la décision soit à une date ultérieure déterminée dans ladite décision [[Art. 62 al. 2 de la Constitution de 1958.]].

 

En l’espèce [[Décision n°2023-1017 QPC.]], le juge constitutionnel ne déclare pas l’article 148-1 al. 3 du Code de procédure pénale contraire à la Constitution car la méthodologie [[Décision n°2023-1017 QPC, paragraphe n°12.]] prescrite par ledit article exclue « qu’un magistrat statuant sur une telle demande de mise en liberté aurait préjugé de la nécessité de maintenir le prévenu en détention au seul motif qu’il a siégé au sein de la formation de jugement l’ayant condamné à une peine d’emprisonnement assortie d’un mandat de dépôt. […] ».

 

  1. Le reproche de l’apparence de partialité

 

C’est notamment dans plusieurs décisions de la Cour Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CEDH) qu’il est construit le concept d’apparence d’impartialité [[CEDH, 1er octobre 1982, « Piersack c. Belgique » (requête n°8692/79) ; CEDH, 23 avril 2015, « Morice c. France » (requête n°29369/10) ; CEDH, 6 juin 2000, « Morel c. France » (requête n°22349/06)]] qui est sans nul doute le support rhétorique de la QPC posée en l’espèce [[Décision n°2023-1017 QPC ; Cass., crim., du 21 février 2023 (pourvoi n°22-86.673).]].

 

« De quoi s’agit-il exactement ?» Il est question, pour la CEDH, de la construction ou, tout le moins, de la consécration d’une méthodologie devant permettre de jauger la réalité ou non de l’impartialité d’une juridiction. Pour la CEDH, « […] On peut distinguer […] entre une démarche subjective, essayant de déterminer ce que tel juge pensait dans son for intérieur en telle circonstance, et une démarche objective amenant à rechercher s’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime. […] » [[CEDH, 1er octobre 1982, « Piersack c. Belgique » (requête n°8692/79).]]. Dès lors, l’existence du défaut d’impartialité doit être évaluée par la mise en œuvre d’une double démarche subjective et objective appuyant ou s’appuyant sur l’existence d’une raison légitime de craindre, pour un justiciable, qu’une juridiction ne serait pas impartiale, sans que cette crainte sourcée par un ressenti ne joue un rôle décisif [[CEDH, 7 août 1996, « Ferrantelli et Santangelo c. Italie » (requête n°19874/92).]].

 

La QPC posée à l’encontre de l’article 148-1 al. 3 du Code de procédure pénale traduit une crainte plausible car inspirée par le constat que le juge de la condamnation à l’emprisonnement avec mandat de dépôt est le juge qui doit être saisi pour la demande de mise en liberté. Cette configuration peut en toute sincérité être appréhendée comme une raison légitime de craindre le défaut d’impartialité mais ce seul élément ne doit pas être l’unique argument au soutien de l’existence d’une partialité de la juridiction. C’est dans ce sens que le juge constitutionnel écarte le reproche qui se borne à dénoncer une apparence de partialité pour obtenir l’abrogation de la disposition querellée.

 

  1. L’objet unique de l’appel structurant la conformité constitutionnelle du dispositif

 

 La règle de l’unique objet de l’appel est une création jurisprudentielle [[Crim., du 6 juillet 1905 (Bull., crim., n°338) ; Crim., du 7 déc. 2004 (Bull. crim., n°309) ; Crim., du 10 mai 2012 (Bull. crim. 2012, n°113) ; Crim., du 9 avr. 2014 (Bull. crim., n°109).]] qui limite la saisine du juge d’appel à une seule demande ; en l’occurrence la réévaluation de la nécessité de la détention [[Décision n°2023-1017 QPC, paragraphe n°9 : « […] la jurisprudence constante de la Cour de cassation que l’objet de sa saisine est limité à la seule question de la nécessité de maintenir le prévenu en détention provisoire […] ».]]. Cette règle, de l’unique objet de l’appel, est l’un des arguments sur lequel s’appuie la confirmation de la conformité du dispositif. Cependant, bien qu’il ait son importance, il n’est pas l’élément décisif.

 

En effet, même avec la mise en œuvre de la seule règle de l’unique objet d’appel, si le travail de la juridiction consistait à rejuger l’affaire sur laquelle elle s’est déjà prononcée même limité à un unique élément de ladite affaire, la question du défaut d’impartialité resterait entière. Dès lors, en tout état de cause, trouverait à s’appliquer la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la composition d’une juridiction d’appel dont l’un des magistrats [[A fortiori, cette jurisprudence est également applicable s’il s’agissait de tous les magistrats de la juridiction mise en cause.]] avait déjà siégé lors de la première instance [[Cass. Com., en date du 25 avril 2006, pourvoi n°04-18.581 (Bull. 2006, IV, n°97) ; Cass. 2e Chb, civ., en date du 10 septembre 2009, pourvoi n°08-14.004 (Bull. civ. 2009, II, n°209) ; Cass. 2é Chb., civ., en date du 11 mars 2010, pourvoi n°08-19.320 (Bull. civ. 2010, II, n°59) ; Cass. 2e Chb., civ., en date du 10 mars 2016, pourvoi n°15-12.970 et 15-12.971 (Bull. info. 2016 n°846, II, n°1028) ; Cass. 2e Chb., civ., en date du 1e octobre 2020, pourvoi n°19-17.922.]]. Dans cette hypothèse, le résultat de la QPC serait probablement différent ; Le juge constitutionnel aurait probablement retenu l’atteinte au principe d’impartialité.

 

L’élément détenant la valeur qui a substantiellement déterminé la décision du juge constitutionnel est surtout liée à la méthodologie exigée pour la réévaluation du maintien en détention (art. 144 du Code de procédure pénale), c’est-à-dire que les circonstances qui avaient imposé la détention doivent être jaugées au jour où le juge statue [[Décision n°2023-1017 QPC, paragraphe n°11.]] : « […] pour apprécier si le maintien en détention se justifie toujours, prend en compte les éléments de droit et de fait au jour où elle statue. […] ».

La raison légitime de craindre, pour un justiciable, le défaut d’impartialité d’une juridiction ne doit pas être le seul argument au soutien de l’existence d’une partialité de ladite juridiction [[Décision n°2023-1017 QPC, paragraphe n°12.]] ; en effet, le fait « qu’un magistrat statuant sur une telle demande de mise en liberté aurait préjugé de la nécessité de maintenir le prévenu en détention au seul motif qu’il a siégé au sein de la formation de jugement l’ayant condamné à une peine d’emprisonnement assortie d’un mandat de dépôt. […] ».

 

Il restait encore à mettre en œuvre la double démarche subjective et objective à fin de révélation, le cas échéant, de l’existence d’un défaut de partialité.

 

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21 juin 2023 3 21 /06 /juin /2023 21:52

À l’instar du droit de propriété prescrit au Code civil (art. 544 à 577 du Code civil), le droit de la propriété intellectuelle accorde à son titulaire, moyennant le paiement de redevances, « le droit de jouir et de disposer de la manière la plus absolue » (art. 544 du Code civil) du résultat de son effort créatif qu’il s’agisse d’une création artistique ou littéraire (art. L112-1 et L112-2 du Code de la propriété intellectuelle [Cpi]) ou encore d’une création industrielle (Les dessins et modèles [Art. L511-1 à L522-2 du Cpi], Brevet d’invention [Art. L611-1 à L615-22 du Cpi], Protection des connaissances techniques [Art. L621-1 à L623-44 du Cpi], Marques [Art. L711-1 à L731-4 du Cpi]).

 

Ainsi, le droit de la propriété intellectuelle, composée tant de la propriété artistique et littéraire que de la propriété industrielle, pose l’ensemble des dispositifs qui définissent les modalités d’acquisition, de protection, de gestion, de transmission et de prescription de la « propriété immatérielle » sur le résultat du processus créatif. Par conséquent, dans chacune de ses branches, le droit de la propriété intellectuelle s’intéresse principalement à la concrétisation de l’idée en création intellectuelle ou industrielle. C’est à cette dernière, c’est-à-dire la concrétisation de l’idée, qu’est accordée une protection juridique dont le fait générateur est soit la création de l’œuvre (art. L111-1 al.1 du Cpi : « L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. » ; art. L111-2 du Cpi : « L'œuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l'auteur. ») soit le dépôt de la demande de titre ou d’enregistrement (Les dessins et modèles [art. L511-10 du Cpi] ; Brevet d’invention [art. L611-6 du Cpi] ; Protection des connaissances techniques [art. L622-1 et L623-6 du Cpi] ; Marques [art. L712-1 du Cpi]).

 

C’est donc au regard du régime juridique de la protection de la création intellectuelle ou industrielle que le dispositif dénommé « enveloppe SOLEAU » prend tout son intérêt pratique. En effet, l’idée est une représentation intellectuelle plus ou moins abstraite d’objets, de processus ou de personnes qui existent ou pas ; elle est le préalable à la créativité support de l’originalité et/ou de l’innovation. Au-delà de la perspective conceptuelle, l’idée dont il s’agit ici, est surtout celle qui est susceptible d’avoir une rentabilité économique dans les marchés Artistiques et/ou Industriels. Dans ce contexte mercantile, la concurrence quant à la paternité (ou maternité) ou au moins, quant à l’antériorité de la possession de la création constitue un enjeu stratégique non négligeable lorsque pour exciper un usage et un bénéficie économiques exclusifs du bien immatériel, il peut s’avérer nécessaire pour l’intéressé de pouvoir prouver la date de la création et l’intégrité de son contenu à ladite date. Pour y parvenir, dans la mesure où la preuve est libre (art. 1358 du Code civil : « Hors les cas où la loi en dispose autrement, la preuve peut être apportée par tout moyen. »), plusieurs types d’astuces sont envisageables telles que la sollicitation d’un commissaire de justice (ex-huissier depuis le 1er juillet 2022 ; Décret n° 2022-729 du 28 avril 2022 relatif à « l'organisation de la profession de commissaires de justice »), dépôt chez un notaire, l’envoi à soi-même d’un courrier recommandé avec accusé de réception, le dépôt à la Société des Gens de Lettres (sgdl.org), le dépôt en ligne auprès de sites privés (tels que E-auteur, E-coffrefort, Mapreuve.com, Copyrightfrance, Datasure…), l’usage de systèmes de « blockchain » (Rapport de la mission sur les usages des chaînes de blocs et autres technologies de certification de registres, Assemblée nationale le 12 décembre 2018 [n°1501]; Mme Laure De la RAUDIERE et M. Jean-Michel Mis, députés) ou encore, « l’astuce » initiée au début du XXème siècle par Eugène François Alexandre SOLEAU (1853-1929, ingénieurs français).

 

 

  1. Moyen de datation de la création

 

Publié au Journal Officiel de la République Française (JORF) en date du 6 juin 1986 (page n°7079), l’arrêté du 9 mai 1986 fixant « les modalités pratiques de recours aux moyens de preuve de la date de certaines créations » prescrit dans ses articles 3 à 6, le processus de constitution de preuve de la date de la création par l’utilisation d’un système d’enveloppe à deux compartiments. Le décret n°2023-166 du 7 mars 2023 et l’arrêté du 24 mars 2023 consacrent les modalités d’insertion du dispositif « enveloppe SOLEAU » dans l’air de la dématérialisation.

 

  1. L’enveloppe SOLEAU papier

 

Sous l’empire de l’arrêté du 9 mai 1986, le déposant devait commander auprès de L’INPI (Institut National de la Propriété Industrielle) l’enveloppe ad hoc. Puis, conformément à l’article 3 de l’arrêté du 9 mai 1986, placer dans chacun des deux compartiments un contenu identique (maximum de 7 feuilles A4) afin de garantir l’efficience du système de date certaine de création.

 

Cependant, pour ne pas gêner l’enregistrement de l’enveloppe par l’INPI, il ne fallait pas y insérer des éléments « durs » tels que des métaux, du plastique, CD… (art. 3 in fine de l’arrêté précité) susceptibles d’empêcher l’incrustation du numéro par un système de perforation (art. 4 al. 1 de l’arrêté du 9 mai 1986) mais également au risque pour le support « dur » d’être rendu inutilisable ou détérioré du fait du caractère agressif de la technique de marquage par perforation. À l’issue du référencement de l’enveloppe, l’un des compartiments est conservé par l’INPI et l’autre est retourné au déposant sous pli recommandé (art. 4 al. 2 de l’arrêté du 9 mai 1986).

 

Dépositaire d’un exemplaire identique à celui retourné au déposant, l’INPI en garantie la conservation pour une durée de cinq ans reconductibles une fois (art. 5 al. 1 et 2 de l’arrêté du 9 mai 1986). Dès lors, bénéficiant ainsi du « sceau » de l’INPI, notamment via le système de perforation et d’exemplaires jumeaux, le déposant pouvait compter sur la comparaison des enveloppes pour attestation tant de la date que, le cas échéant, de l’antériorité du contenu. Ainsi, sous réserve des contraintes relatives à la matière du support (métaux, plastique, CD… [art. 3 in fine de l’arrêté précité]), le dispositif pouvait servir pour la datation de tous types de réalisations ou de projets protégeables ou pas via la propriété industrielle (invention, concept, recette, méthode, création artistique, simple idée…).

 

En tout état de cause, en cas de contentieux, le président du tribunal saisi pouvait recueillir auprès de l’INPI la production de l’exemplaire qu’il conservait (art. 6 al. 1 de l’arrêté du 9 mai 1986). Dans la mesure où l’exemplaire n’était plus réintégré (art. 6 al. 2 de l’arrêté du 9 mai 1986) dans les archives de l’INPI à la suite de cette sollicitation, il pouvait être opportun que soit réalisé un constat de l’ouverture de l’exemplaire INPI.

 

Avec les limites du support papier et au regard de l’application du déposant dans la transcription et/ou description de son idée (originale ou pas), de son projet (innovant ou pas) … le dispositif « Enveloppe SOLEAU » permettait toujours, a minima, de garantir une date certaine à son utilisateur. Cependant, cela ne suffisait pas toujours à permettre au déposant à avoir gain de cause dans une question de paternité mais l’efficacité de la méthode pour la datation certaine restait fiable.

L’enveloppe « SOLEAU » ne constitue pas un titre de propriété intellectuel. Tout son intérêt utilitaire repose sur le fait que ce dispositif permet aux intéressés de se constituer une preuve tant de la date certaine d’un événement (création d’une œuvre intellectuelle ou industrielle, naissance d’une idée, construction d’un concept…) que de l’intégrité du contenu bénéficiaire du procédé à ladite date.

Dès lors, outre le fait de pouvoir être l’un des outils de la stratégie de préservation du secret d’un projet ou d’une idée, peut être une arme redoutable, une enveloppe « SOLEAU » dont le contenu est configuré en considération des critères d’éligibilité à la protection juridique dont le fait générateur est soit la création de l’œuvre (art. L111-1 al.1 et L111-2 du Cpi) soit le dépôt de la demande de titre ou d’enregistrement (Les dessins et modèles [art. L511-10 du Cpi] ; Brevet d’invention [art. L611-6 du Cpi] ; Protection des connaissances techniques [art. L622-1 et L623-6 du Cpi] ; Marques [art. L712-1 du Cpi]). À ce titre, la consécration de la dématérialisation de ce service est une très bonne nouvelle.

 

  1. L’enveloppe SOLEAU électronique

 

Par une décision n°2016-273, en date du 13 décembre 2016, relative « aux modalités de dépôt, de prorogation et de restitution d’enveloppes Soleau électroniques », le directeur général délégué de l’INPI (M. Jean-Marc LE PARCO) pose le cadre du service dématérialisé du dispositif « Enveloppe SOLEAU ». Ainsi, à compter du 15 décembre 2016 (art. 15 de la décision n°2016-273) dans l’espace « E-Procédures » du site internet de l’INPI (https://www.inpi.fr/), via le service « e-Soleau », il est possible de déposer des enveloppes « Soleau » électroniques.

Dès lors, depuis le 15 décembre 2016, l’enveloppe SOLEAU électronique coexiste avec l’enveloppe « Soleau » papier. C’est à ce titre que le décret n°2023-166 du 7 mars 2023 et l’arrêté du 24 mars 2023 sont autant une consécration de l’insertion du dispositif « enveloppe SOLEAU » dans l’air de la dématérialisation qu’une ponctuation de l’effectivité de la version papier dudit dispositif. En effet, le décret n°2023-166 du 7 mars 2023 et l’arrêté du 24 mars 2023 sont un requiem pour l’enveloppe SOLEAU à « l’ancienne ». À compter du 1er avril 2023, il ne sera plus possible de commander d’enveloppe « SOLEAU » papier ; l’enveloppe « SOLEAU » électronique sera le seul service disponible en la matière proposé par l’INPI. Toutefois, une période transitoire est prescrite (art. 3 de l’arrêté du 24 mars 2023 et art. 7 du décret n°2023-166). Les enveloppes doubles mise à disposition par l’INPI avant le 1er avril 2023 peuvent encore être déposée au plus tard le 1er avril 2024. Abrogée depuis le 1er avril 2023, les dispositions de l’arrêté du 9 mai 1986 continuent leurs effets uniquement dans le cas précédemment exposé. L’enveloppe « SOLEAU » papier, c’est donc presque terminé, le temps d’un sursis transitoire d’apurement. Désormais, avec six années d’ancienneté, l’enveloppe « SOLEAU » électronique prend le relais en solo.

 

Ainsi, le décret n°2023-166 du 7 mars 2023 et l’arrêté du 24 mars 2023 sont l’opportunités de procéder à un toilettage de la décision n°2016-273, en date du 13 décembre 2016, relative « aux modalités de dépôt, de prorogation et de restitution d’enveloppes Soleau électroniques ». En effet, par une décision n°2023-46, en date du 20 mars 2023, relative « aux modalités de dépôt, de prorogation et de restitution d’enveloppes destinées à faciliter la preuve du contenu et la datation certaine des demandes annexes à la propriété industrielle », le directeur général de l’INPI (M. Pascal FAURE) procède à quelques « petits » ajustement du cadre initialement posé par la décision n°2016-273. Bien que ces ajustements n’impliquaient pas la nécessité d’une abrogation de la décision n°2016-273 (l’art. 15 de la décision n°2023-46), ce choix a le mérite de sauvegarder la clarté du mode d’emploi (décision n°2016-273 puis, à compter du 1er avril 2023, décision n°2023-46) du « Soleau électronique » (e-Soleau).

 

Depuis sa mise en place, à compter du 15 décembre 2016, ce « e-service » est soumis à l’acceptation, par le déposant (le cas échant l’un des co-déposants) ou son mandataire (art. 2 de la décision 2023-46), des conditions générales d’utilisation de la plateforme « E-procédures » (art. 1 de la décision n°2023-46). Parmi ses conditions générales d’utilisation (https://procedures.inpi.fr/), il y a des exigences techniques tenant tant à la responsabilisation du déposant quant aux informations et fichiers qu’il communique (art. 4 et 5 al. 3 et 7 de la décision n°2023-46) qu’au fait que le matériel informatique utilisé par le déposant doit avoir la capacité de recevoir certains types de fichiers « témoins » (art. 3 de la décision n°2023-46) nécessaires à son identification et à la sécurisation de la démarche électronique.

 

Au-delà des questions de conformités aux spécifications techniques (art. 5 al. 4 à 6 de la décision n°2016-273), le « e-Soleau » permet au déposant (ou utilisateur) de charger, en plusieurs fois par tranche de 100 Mo (15 € les premier 10 Mo puis 10 € par tranche de 10 Mo supplémentaires [art. 14 de la décision n°2023-46), un maximum de 300 Mo (art. 5 al. 2 de la décision n°2023-46). Il peut s’agir de tous types de format de fichier (TXT, Word, PDF, formats audio, formats vidéo, formats image). À ce titre, ce support donne au déposant de nombreuses possibilités techniques de transcription et de description du contenu pour lequel il souhaite s’aménager une datation certaine. Dès lors, plus le travail de description est détaillé ainsi que la transcription précise, et plus il est renforcé utilité probante du dispositif « SOLEAU ». En effet, le bémol utilitaire de l’enveloppe « SOLEAU » papier était tributaire du niveau de précision tant de la transcription ou/et de la description du contenu bénéficiaire du procédé de datation. Il faut garder à l’esprit que les moyens de transcription et/ou de description étaient eux-mêmes contraints par la réalité du support papier et la contre-indication de l’utilisation de certains matériaux (métaux, plastique, CD… [art. 3 in fine de l’arrêté précité]).

Bémol technique de l’enveloppe « SOLEAU » électronique, après vérification de l’intégrité des fichiers, l’INPI s’octroie le droit de refuser les éléments non-conformes notamment parce qu’ils sont infectés par un virus ou corrompus de quelque manière que ce soit. En tout état de cause, il est indiscutable que le support électronique du « dispositif SOLEAU » est plus aisément adaptable à l’effort créatif, à la consistance de l’idée du déposant que le support papier. D’ailleurs, à l’issue de la confirmation du dépôt, le déposant dispose d’un code qui lui permet d’obtenir gratuitement, dans la limite de 3 demandes par période de 5 ans (10 € à partir de la 4ème demande de restitution ; art. 14 de la décision n°2023-46), la restitution de son e-Soleau (art. 6, 12 et 13 de la décision n°203-46). Pour rappel, l’art. 6 de l’arrêté du 9 mai 1986 limitait la restitution à une demande et l’exemplaire n’était pas réintégré aux archives de l’INPI.

 

  1. Moyen de facilitation de la preuve du contenu de la création

 

À l’instar de l’enveloppe « SOLEAU » papier, l’enveloppe « SOLEAU » électronique ne constitue pas un titre de propriété intellectuelle. Cependant, ce dispositif à une utilité différenciée selon que la création tombe sous le régime de la propriété littéraire et artistique (art. L111-1 à L343-7 et R111-1 à R343-2 du Code de la propriété intellectuelle) ou sous le régime de la propriété industrielle (art. L411-1 à L731-4 et R511-1 à R722-7 du Code de la propriété intellectuelle [Cpi]). En effet, pour les créations littéraires et artistiques il n’existe pas de formalité administrative d’enregistrement ou de dépôt auprès de l’INPI afin d’obtenir un titre de propriété immatérielle. Alors que pour les créations industrielles, la Loi prescrit différentes sortes de processus d’enregistrement ou de dépôt afin d’attribuer une protection attitrée au premier déposant notamment en matière de brevet (art. L611-6 Cpi).

 

 

  1. La preuve de la création artistique ou littéraire par le « e-Soleau »

 

Les art. L111-1 al. 1 et L111-2 du Code de la propriété intellectuelle prescrivent que « L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. » ; en outre, « L'œuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l'auteur. ». À ce titre, il existe une présomption de titularité au profit du créateur « d’une œuvre de l’esprit » qui doit être suffisamment consistante pour être perceptible par quelqu’un d’autre que le créateur sans pour autant avoir été divulguée au public.  Cependant, conformément à l’article L113-1 du Cpi, « La qualité d'auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l'œuvre est divulguée. ».

 

Dès lors, pour les créations littéraires ou artistiques (art. L111-2 du Cpi : œuvres littéraires, œuvres cinématographiques, œuvres musicales, œuvres graphiques, logiciels…), la Loi considère qu’il y a un lien de propriété immatériel naturel (ou spontané) entre le créateur et l’œuvre intellectuelle peu importe l’état d’achèvement ou la consistance de son achèvement dès lors quel est perceptible par d’autre. Ainsi, l’œuvre de l’esprit qui bénéficie de la présomption est celle qui est extériorisée sans pour autant avoir été rendue publique. Bémol, cette dernière présomption peut être concurrencée ou mise à mal par la présomption posée par l’art. L113-1 du Cpi. En effet, celui qui accompli « […] des actes de possession de nature à faire présumer, à l’égard des tiers, […] » (Michel VIVANT, « Les grands arrêts de la propriété intellectuelle », Dalloz – 3ème édition, p.290) qu’il est titulaire de la création, est considéré comme tel s’il n’y a aucune contestation de cet état. Concrètement, cela revient à dire qu’en fait d’œuvre de l’esprit, possession vaut titre en l’absence de toute revendication.

 

Dans ce contexte juridique, au sein duquel il faut comprendre que « le créateur est le titulaire de l’œuvre parce qu’il en est le créateur, sauf si le créateur la divulgue et qu’aucun tiers créateur ne s’en émeut » (tautologie), l’utilité probante du « dispositif SOLEAU » est manifeste car elle s’exprime par la preuve du « lien concret » (ou perceptible) entre le créateur et l’œuvre. En effet, par la « datation SOLEAU », le déposant est en situation de de prouver, le cas échéant, tant l’antériorité de son effort créatif que la date de cet événement ; mais il peut également prouver la consistance de l’œuvre. C’est à ce titre que, même si l’œuvre concernée n’est qu’une ébauche, il est opportun d’y caractériser son originalité portée par l’effort créatif fournit au regard du contexte littéraire ou artistique de l’œuvre concernée. En effet, quel que soit la qualité de l’œuvre, cette dernière doit être originale. Il n’y a pas création lorsque l’intéressé n’apporte rien de personnel rien qui n’ai déjà été fait (Stéphanie Le CAM, « à défaut d’apports personnels, un livre d’histoire échappe à la protection du droit d’auteur », Dalloz Actualité, 25 mai 2023). Le « e-Soleau » prend une autre perspective avec sa capacité maximale de 300 Mo, l’acceptation de tous supports numériques et surtout grâce au processus d’empreinte informatique calculée pour chacune des pièces déposées ainsi que sur le récépissé (scellé électroniquement et horodaté). L’utilisation de la technologie du blockchain SHA-256 (art. 10 al. 2 et 3 de la décision n°2023-46) octroie au déposant une certification inviolable.

 

Le « e-Soleau » n’est toujours pas un titre de propriété intellectuel. La protection légale des droits du créateur sur ses « œuvres de l’esprit » est toujours une prérogative accordée sans formalité. Dès lors, l’archivage (scellé électroniquement et horodaté) du dépôt « e-Soleau » via la technologie « blockchain SHA-256 » est une certification, qui combinée à la présomption des articles L111-1 al. 1 et L111-2 du Cpi, pourrait être perçu (de facto) comme équipollente (nomen, tractatus, fama) à un titre. Avec l’avènement de l’e-service et l’utilisation de la technologie « blockchain », s’inspirant du dispositif « e-Soleau », peut-être ne serait-il pas inopportun d’expérimenter, au niveau de l’INPI par l’impulsion de sa direction générale, la mise en place d’une formalité d’obtention d’une certification « de présomption de propriété artistique et littéraire ». Dans le « e-service Soleau », cela pourrait se matérialiser (a minima) par une case à cocher dans le déroulé des démarches préalables au dépôt des fichiers. Bémol, il faudrait pouvoir établir des critères d’objectivation de la qualification de l’originalité d’une œuvre de l’esprit ou laisser ce point essentiel sous la responsabilité du demandeur du certificat.

 

En matière de création industrielle, la protection légale est tributaire de la réalisation d’une demande d’un titre (Les dessins et modèles [art. L511-10 du Cpi] ; Brevet d’invention [art. L611-6 du Cpi] ; Protection des connaissances techniques [art. L622-1 et L623-6 du Cpi] ; Marques [art. L712-1 du Cpi]).

 

  1. La preuve de l’antériorité de la création industrielle par le « e-Soleau »

 

Qu’il s’agisse du format « papier » ou du format « électronique », l’enveloppe « SOLEAU » n’est pas un titre de propriété industrielle. À ce titre, l’utilité du dispositif n’a pas la même intensité en matière de création industrielle que celle qu’elle détient en matière de création intellectuelle. En matière de propriété industrielle, la Loi impose la réalisation de formalités d’enregistrement ou de dépôt pour l’obtention d’un titre attribuant une exclusivité d’exploitation. À ce titre, en tout cas c’est le postulat en droit français, c’est le premier déposant (art. L611-6 du Cpi pour les brevets ; art. L623-1 du Cpi pour les obtentions végétales ; art. L511-2 du Cpi pour les dessins ou modèles ; art. L712-1 pour les marques) qui bénéficiera de la protection légale.  Dès lors, il n’existe pas à proprement dit de concurrence entre le dispositif « SOLEAU » et les titres de propriété industrielle.

Du point de vue de la stratégie de gestion du patrimoine immatériel d’une personne (physique ou morale), il peut être opportun d’utiliser l’enveloppe « SOLEAU » comme étape préliminaire au dépôt d’une demande de brevet (par exemple) ou d’un certificat d’utilité (art. L611-2.2° du Cpi). En effet, l’enveloppe « SOLEAU » est un outil utilisable comme moyen de préservation d’un secret, le temps d’entamer des demandes de titre qui sont plus exigeantes en rigueur de complétude du dossier. Bémol, il faut gardez à l’esprit que dans l’instruction du certificat d’utilité, il n’y a pas de recherche d’antériorité par conséquent, plane le risque du contentieux en contrefaçon à l’encontre du détenteur du certificat par le titulaire d’un brevet.

 

En outre, si l’enveloppe « SOLEAU » est un moyen de datation certaine et de preuve du contenu, il ne s’agit pas d’un dispositif qui garantit le déposant contre toute action en contrefaçon, le cas échéant. Le dispositif « SOLEAU » n’est pas caractérisé par la mise en œuvre d’une instruction ou d’un examen du contenu déposé. Le « e-Soleau » est un mécanisme de réception d’un dépôt en contrepartie d’un scellement de ce dernier et d’un horodatage. Il n'y a pas de recherche d’antériorité associée au service. En revanche, la datation certaine est à double tranchant. En effet, elle permet de prouver une antériorité mais elle peut également caractériser une postériorité, c’est-à-dire attester que le déposant n’est pas le premier.

Dans le versant positif de l’efficacité de datation du dispositif « SOLEAU », c’est-à-dire la preuve de l’antériorité par rapport au premier déposant pour un brevet (par exemple), l’utilité de la datation certaine peut se révéler par la possibilité pour l’utilisateur du « SOLEAU » d’exciper un droit de possession personnel antérieure (Jacques AZEMA et Jean-Christophe GALLOUX, « Droit de la propriété industrielle », p. 398-399 ; Précis Dalloz, 8ème édition).

 

L’exception tirée du droit de possession personnel antérieure est fondée sur l’article L613-7 Cpi (« Toute personne qui, de bonne foi, à la date de dépôt ou de priorité d'un brevet, était, sur le territoire où le présent livre est applicable en possession de l'invention objet du brevet, a le droit, à titre personnel, d'exploiter l'invention malgré l'existence du brevet. »). Elle consiste en la possibilité pour une personne qui est le premier inventeur d’opposer au premier déposant l’exploitation personnelle de l’invention sans achat de licence et sans être considéré comme un contrefacteur.

 

Afin de bénéficier de cette exception, il faut que la possession se réalise sur le sol français. Il faut que la personne possède de bonne foi et de manière antérieure. Il faut que l’invention possédée soit identique ou équivalente à celle ayant fait l’objet du brevet.

Ainsi, il faut comprendre que la datation certaine via l’enveloppe « SOLEAU » est certainement un outil qui peut se révéler très utile ; mais la preuve de l’antériorité ne suffit pas s’il ne peut être démontré l’identité (ou équivalence) des inventions ; s’il ne peut être démontré « connaissance complète des moyens de l’invention avant la date de dépôt ou de priorité. » (Jérôme TASSI, « L’exception de possession personnelle antérieure en droit des brevets », Village de la justice, 22 avril 2021.).

 

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21 juin 2023 3 21 /06 /juin /2023 21:42

Par deux résolutions n°A/RES/64/292 et n°A/64/L.63/Rev.1*, en date du 26 juillet 2010 et du 3 août 2010, l’Assemblée Générale des Nations Unies (AGNU) pose le constat de l’importance de l’existence d’un accès équitable à l’eau potable et à l’assainissement dans la mesure où cet impératif est « partie intégrante de la réalisation de tous les droits de l’homme ». À ce titre, l’AGNU reconnait que « le droit à l’eau potable et à l’assainissement est un droit fondamental, essentiel à la pleine jouissance de la vie et à l’exercice de tous les droits de l’homme […] ». Ainsi, à cette occasion, l’AGNU rappelle « […] qu’il incombe aux États de promouvoir et de protéger tous les droits de l’homme, qui sont universels, indivisibles, interdépendants et intimement liés et doivent être traités globalement, de manière juste et équitable, sur un pied d’égalité et avec la même priorité […] ».

Cette posture n’est pas une surprise car de nombreuses résolutions avaient précédées, et donc préparées, une telle annonce. En effet, déjà par une résolution n°55/196 (20 décembre 2000) puis une résolution n°58/217 (23 décembre 2003), ensuite une autre n°59/228 (22 décembre 2004) … diverses problématiques en lien directe ou non avec l’eau étaient abordées. En outre, plusieurs textes internationaux (Convention de 1979 contre toutes discriminations à l’égard des femmes ; Convention de 1989 sur les droits de l’enfant ; Convention de 1992 sur la protection des cours d’eau…).

 

L’eau est un élément essentiel à la vie. Pour ne pas être nuisible à la santé de l’être humain, il faut que l’eau soit rendue potable. Ainsi, malgré le fait, pour l’heure, de n’avoir jamais été posé de manière explicite, l’existence d’un droit à l’eau et à l’assainissement, est bel et bien présent en droit français tant dans via la législation en vigueur que par l’interprétation qui en est faite par le juge constitutionnel.

 

Dès lors, est-il pertinent de proposer une Loi constitutionnelle visant à inscrire que « Le droit à l’eau potable et à l’assainissement est un droit humain, essentiel à la pleine jouissance de la vie et à l’exercice de tous les droits humains. » ?

 

  1. L’aqua-sensibilité de la législation française

 

Bien qu’elle ne prescrive pas un « […] droit à l’eau potable et à l’assainissement […] » de manière aussi exclamative que la résolution de l’Assemblée Générale des Nations Unies (AGNU) ; la question de « l’eau » est bien présente dans la législation française. À ce titre, notre législation est bien « aqua-sensible » notamment depuis la loi n°92-3 du 3 janvier 1992 sur l'eau (insérée au Code de l’environnement aux articles L210-1 à L218-86), suivie par la loi n°2014-58 du 27 janvier 2014 dite « loi MAPTAM » qui pose un bloc communal de compétence exclusive et obligatoire relative à la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations (GEMAPI ; posée au Code de l’environnement aux articles L211-1 à L211-14), consolidée par l’ordonnance n°2022-1611 du 22 décembre 2022 relative à l'accès et à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine (insérée au Code de la santé publique aux articles L231-1.A à L1321-10).

 

Quoiqu’en disent [[selon eux : « Le droit à l’eau et à l’assainissement absent de la législation française »]] les députés auteurs (Gabriel AMARD, Chantal JOURDAN, Mansour KAMARDINE, Marcellin NADEAU, Hubert OTT, Marie POCHON, Olivier SERVA, Anne-Cécile VIOLLAND) de la proposition de Loi constitutionnelle relative à la « reconnaissant le droit à l’eau et à l’assainissement comme un droit humain fondamental en vertu de la résolution 64/292 adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 28 juillet 2010 », dans l’exposé des motifs de ladite proposition ; un droit à l’eau potable et à l’assainissement est bien posé en droit interne français, l’article L210-1 du Code de l’environnement ainsi que les articles L1321-1.A et L1321-1.B du Code de la santé publique en sont les fiers étendards.

 

L’article L210-1 du Code de l’environnement prescrit que : « L'eau fait partie du patrimoine commun de la nation. Sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, sont d'intérêt général.

Dans le cadre des lois et règlements ainsi que des droits antérieurement établis, l'usage de l'eau appartient à tous et chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d'accéder à l'eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous.

Les coûts liés à l'utilisation de l'eau, y compris les coûts pour l'environnement et les ressources elles-mêmes, sont supportés par les utilisateurs en tenant compte des conséquences sociales, environnementales et économiques ainsi que des conditions géographiques et climatiques. »

 

L’alinéa 1er de l’article précité pose une règle qui somme comme un principe fondamental qui doit être appréhendé en préliminaire indispensable à quelque existence d’un droit à l’eau et à l’assainissement dans la mesure où l’impératif premier est bel et bien la préservation et le développement des ressources en eau utilisable en cohérence avec l’écosystème dont l’être humain dépend. Pas d’eau, pas de droit à l’eau et à l’assainissement, autrement-dit, en l’absence d’eau utilisable en cohérence avec l’écosystème, il n’y a pas de droit à l’eau viable. L’une des principales problématiques de l’eau c’est quelle se fait de plus en plus rare et la population humaine mondiale ne décroît pas. En France, au 1er avril 2023, « 75% des niveaux des nappes restent sous les normales mensuelles (58% en mars 2022) avec de nombreux secteurs affichant des niveaux bas à très bas. » (Source : https://www.brgm.fr/fr).

À ce titre, une telle formulation mériterait d’être promue au sein de la charte de l’environnement après l’article 1er (« […] Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé […] ») dans la mesure où l’esprit de l’alinéa 1er de l’article L210-1 du Code de l’environnement colle parfaitement avec le ton de ladite charte. Il en est de même pour l’alinéa 2 qui confirme la cohérence mise en relief précédemment, c’est-à-dire « Pas d’eau, pas de droit à l’eau et à l’assainissement ». En effet, l’alinéa 1er pose l’impératif de la protection, de la mise en valeur et du développement de la ressource en eau ; alors que l’alinéa 2ème met en relief le droit pour toute personne physique d’avoir accès à l’eau potable (« l'usage de l'eau appartient à tous et chaque personne physique ») et à l’assainissement (« pour son alimentation et son hygiène ») quel que soit ces moyens de subsistance (« a le droit d'accéder à l'eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous »). Dès lors, l’eau potable et l’assainissement doit nécessairement faire partie des éléments qui caractérisent la décence d’un logement mais doit, du coup, être accessible aux personnes qui pour quelques raisons ne bénéficiant pas d’un logement décent doivent en tout état de cause avoir accès à l’eau et à l’assainissement. En pratique, ce dernier point est loin d’être effectif sur tout le territoire français de manière homogène et continue. Consacré, en droit interne, cette prérogative (art. L210-1 du Code de l’environnement) en droit constitutionnel n’est pas une promotion dont l’impact juridique est anodin pour les autorités qui doivent en garantir l’effectivité.

 

L’aqua-sensibilité de la législation française approfondie ses assises lorsque sont croisées les dispositions de l’article L210-1 du Code de l’environnement avec les articles L1321-1.A et L1321-1.B du Code de la santé publique.

 

L’article L1321-1.A du Code de la santé publique prescrit que : « Toute personne bénéficie d'un accès au moins quotidien à son domicile, dans son lieu de vie ou, à défaut, à proximité de ces derniers, à une quantité d'eau destinée à la consommation humaine suffisante pour répondre à ses besoins en boisson, en préparation et cuisson des aliments, en hygiène corporelle, en hygiène générale ainsi que pour assurer la propreté de son domicile ou de son lieu de vie. »

 

Les autorités compétentes en la matière doivent quotidiennement l’accès à l’eau potable à toute personne à son domicile (résidence principale ou secondaire) où à proximité de son lieu de vie (lieu de squat, bidonville…). Une eau mise en accessibilité tant pour la consommation (pour être bue ou bien pour servir à la préparation d’aliments) que pour l’hygiène (personnel ou du domicile/lieu de vie). Cette « dette d’eau et d’assainissement » pèse sur les communes ou leurs établissements publics de coopération (art. L1321-1.B alinéa 1er du Code de la santé publique [Csp] : « Les communes ou leurs établissements publics de coopération, en tenant compte des particularités de la situation locale, prennent les mesures nécessaires pour améliorer ou préserver l'accès de toute personne à l'eau destinée à la consommation humaine. »). Ces derniers doivent adapter les solutions d’accessibilité à la réalité sociale locale ainsi qu’a l’état des réseaux de distribution qui doivent toujours permettre de garantir l’accès à tous (art. L1321-1.B al. 2 du Csp : « Ces mesures permettent de garantir l'accès de chacun à l'eau destinée à la consommation humaine, même en cas d'absence de raccordement au réseau public de distribution d'eau destinée à la consommation humaine, y compris des personnes en situation de vulnérabilité liée à des facteurs sociaux, économiques ou environnementaux. »), c’est-à-dire sans discriminations liées notamment à l’état de vulnérabilité sociale ou économique. Dès lors, pourrait être opposé aux autorités compétentes une entrave au droit à l’accès à l’eau dès lors qu’elles ne prennent pas les mesures nécessaires pour en améliorer ou en préserver l’accès. Ce qui implique une vigilance accrue notamment en matière de permis de construire sur les questions de raccordement mais également sur la stratégie de mise en place de point d’eau au profit d’habitats informels, illicites ou insalubres ou encore s’agissant des SDF.

 

En tout état de cause, force est de constater que notre législation, n’a pas à rougir de son droit positif en matière de droit à l’eau potable et à l’assainissement.

 

  1. L’aqua-sensibilité de la constitution

 

Si notre Législation pose, bel et bien, sans ambiguïté tant un impératif de préservation de l’eau (art. L210-1 al. 1 du Code de l’environnement) qu’un droit à l’eau et à l’assainissement (art. L210-1 al. 2 du Code de l’environnement, art. L1321-1.A et L1321-1.B du Code de la santé publique), au sien de notre Constitution (DDHC 1789, Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, Charte de l’environnement de 2004), il n’est pas aisé de faire se révéler une aqua-sensibilité. À l’instar de la question qui se posait quant à l’utilité de la constitutionalisation d’un droit à l’avortement (Laurent Thibault MONTET, « La constitutionnalisation du droit à l’interruption volontaire de grossesse. », Village de la justice), est-ce nécessaire de constitutionnaliser le droit à l’eau potable et à l’assainissement ?

 

De manière très large, la Constitution, via la charte de l’environnement, consacre tant une éco-responsabilité qu’une éco-sensibilité. À ce titre, il serait possible d’y extirper un droit à l’eau et à l’assainissement notamment par une lecture très extensible de l’article 1er de la charte de l’environnement (« Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. »). Ainsi, il pourrait être superflu d’ajouter un article dédier à la question du droit à l’eau potable et à l’assainissement. Cependant, si l’on se trouvait dans une hypothèse qui laisserait paraître qu’il y aurait une opportunité de poser la constitutionnalité d’un tel droit, il ne serait pas inopportun de la saisir.

 

Pour rappel, une proposition de loi constitutionnelle est le processus de modification de la constitution (art. 89 de la Constitution) qui est amorcé non par le gouvernement (sinon on parlerait de projet de loi constitutionnelle) mais par des parlementaires (soit députés soit sénateurs). Qu’il s’agisse d’un projet ou d’une proposition de révision, le texte doit être voté en termes identiques par les deux chambres (c’est-à-dire Sénat et Assemblée Nationale). Le texte devient définitif s’il est approuvé par référendum. S’agissant des projets de révision, ils peuvent éviter l’approbation référendaire si le Président de la République soumet le texte au congrès, c’est-à-dire Sénat et Assemblée Nationale réunis, qui doit l’adouber à la majorité des 3/5ème. Dans l’histoire de la Vème République, il y a eu au moins 150 dépôts de proposition de révision. Aucune n’a été adoptée.

 

Dès lors, même si elle se présente comme une transposition d’une résolution de l’Assemblée Générale des nations unies (AGNU), il est peu probable que cette proposition n’aboutisse à une révision effective.

 

En tout état de cause, si jamais la chance sourie à cette audace, il n’est pas dit que la formulation proposée (« Le droit à l’eau potable et à l’assainissement est un droit humain, essentiel à la pleine jouissance de la vie et à l’exercice de tous les droits humains. ») soit opportune, bien qu’elle ne soit qu’une reprise (en quelque sorte) de la proposition de la résolution n) 64/292 (« le droit à l’eau potable et à l’assainissement est un droit fondamental, essentiel à la pleine jouissance de la vie et à l’exercice de tous les droits de l’homme […] ».).

 

Correspondrait davantage au ton de la charte de l’environnement la plume des alinéas 1 et 2 de l’article L210-1 du Code de l’environnement : « L'eau fait partie du patrimoine commun de la nation. Sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, sont d'intérêt général. Dans le cadre des lois et règlements ainsi que des droits antérieurement établis, l'usage de l'eau appartient à tous et chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d'accéder à l'eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous ».

 

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19 mai 2023 5 19 /05 /mai /2023 15:25

L’article 17.1[[article 17.1 TFUE : « L'Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres. […] Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises […]»]] du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE [[Le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), également désigné comme « traité de Rome », est l'un des deux traités fondamentaux des institutions politiques de l'Union européenne avec le traité sur l'Union européenne.]]) pose le socle de la neutralité de l’Union Européenne (UE) sur la question Religieuse au sein de chaque État membre. Autrement-dit, l’UE est indifférente tant du statut confessionnel (ou non) d’une structure que de la manière dont le droit national gère cette question. Cependant, qu’en est-il lorsqu’une structure confessionnelle excipe, à l’encontre d’un Etat membre, la violation de la liberté d’établissement dans un autre Etat membre (art. 49 TFUE [[Article 49 TFUE : « Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un État membre dans le territoire d'un autre État membre sont interdites. Cette interdiction s'étend également aux restrictions à la création d'agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d'un État membre établis sur le territoire d'un État membre. La liberté d'établissement comporte l'accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d'entreprises, et notamment de sociétés au sens de l'article 54, deuxième alinéa, dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants, sous réserve des dispositions du chapitre relatif aux capitaux. ».]]) ainsi que la mise en place de mesures restrictives à la libre circulation de services (art. 56 TFUE [[Article 56 TFUE : « Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la libre prestation des services à l'intérieur de l'Union sont interdites à l'égard des ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire de la prestation. […] ».]]) ?

En l’espèce (Décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne [CJUE], 2 févr. 2023, aff. C-372/21), un organisme confessionnel [[Il s’agit de l’Église libre des adventistes du septième jour. En allemand : Freikirche der Seibenten-Tag-Adventisten in Deutschland KdöR.]] établi en Allemagne et principal financeur d’un établissement d’enseignement scolaire privé exerçant en Autriche, sollicite l’autorité compétente Autrichienne (Bildungsdirektion für Vorarlberg) afin d’obtenir des subventions publiques au profit de l’école confessionnelle qu’il soutien. À ce titre, les fonds publics auront pour affectation la rémunération du personnel de l’école confessionnelle comme le permet (sous conditions) l’article 17 de la Loi fédérale autrichienne (du 25 juillet 1962) sur les établissements d’enseignement scolaire privé.

 

Toutefois, ne répondant pas aux conditions posées par la Loi fédérale autrichienne précitée, l’organisme confessionnel reçoit un refus. En effet, la Loi fédérale autrichienne (art. 17) relative au droit d’octroi de subventions aux écoles privées confessionnelles ouvre cette prérogative uniquement aux organismes confessionnels répondant aux conditions de reconnaissance posée par l’article 1er de la loi autrichienne (du 20 mai 1874 ; « AnerkennungsG ») sur la reconnaissance légale des sociétés religieuses et l’article 11 de la Loi fédérale sur la personnalité juridique des communautés confessionnelles (« BekGG »). Ces dispositions posent une sorte de « pacte républicain [[« AnerkennungsG » dispose : « […] Les membres d’une confession religieuse précédemment non reconnue par la loi se voient reconnaître le statut de société religieuse à condition que : 1. rien dans leur doctrine religieuse, dans leur office religieux, dans leurs statuts, ainsi que dans le nom qu’ils se choisissent ne soit illégal ou contraire aux bonnes mœurs ; 2. soient assurés l’établissement et l’existence d’au moins une communauté cultuelle fondée conformément aux exigences de la présente loi. […] ».]] » ainsi que des conditions d’ancienneté (« BekGG ») d’existence tant sur le plan international qu’en Autriche.

Ces contraintes ont été opposées à l’organisme confessionnel allemand (Freikirche der Seibenten-Tag-Adventisten in Deutschland KdöR) par une décision, en date du 3 septembre 2019, prononcée par l’autorité compétente autrichienne (Bildungsdirektion für Vorarlberg). C’est à ce titre que l’organisme confessionnel saisi le Tribunal administratif fédéral d’Autriche (Bundesverwaltungsgericht) puis la Cour administrative (Verwaltungsgerichtshof). C’est cette dernière juridiction qui formule une demande de décision préjudicielle sur l’interprétation des articles 17 et 49 du TFUE.

La question préjudicielle, est un préliminaire nécessaire à la résolution d’une difficulté ou d’un doute dans la compréhension d’une ou plusieurs règles juridiques excipées comme principal support de droit d’un litige pendant devant une juridiction. Dès lors, il s’agit pour la juridiction, en proie à la difficulté ou à l’incertitude quant à l’interprétation d’un texte juridique, de solliciter une autre juridiction ayant autorité sur la portée (c’est-à-dire le champ d’application, l’applicabilité du fondement au litige en cause) et le sens du fondement juridique qui est au cœur du débat de droit dont dépend l’issue du litige. À ce titre, la décision préjudicielle s’impose tant à la juridiction ayant sollicité « l’éclairage » que toutes les autres juridictions qui seront confrontées à la même question, toute chose égale par ailleurs. En l’espèce, afin de contester le refus qui lui est opposé par les juridictions autrichiennes, l’organisme confessionnel allemand souhaite soumettre le droit autrichien de subvention des écoles privées confessionnelles aux impératifs posés par le TFUE notamment les articles 17 et 49. Ainsi, conformément à l’article 267 du TFUE [[Article 267 du TFUE : « La Cour de justice de l'Union européenne est compétente pour statuer, à titre préjudiciel: a) sur l'interprétation des traités, b) sur la validité et l'interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l'Union. Lorsqu'une telle question est soulevée devant une juridiction d'un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu'une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question. Lorsqu'une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour. Si une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale concernant une personne détenue, la Cour statue dans les plus brefs délais. ».]] et l’article 19.3.b du TFUE [[Article 19.3.b : « […] 3. La Cour de justice de l'Union européenne statue conformément aux traités : […] b) à titre préjudiciel, à la demande des juridictions nationales, sur l'interprétation du droit de l'Union ou sur la validité d'actes adoptés par les institutions ; […] ».]], la Cour administrative autrichienne (Verwaltungsgerichtshof) pose deux questions préjudicielles à la CJUE. Premièrement, la Cour administrative demande si « Une situation dans laquelle une société religieuse reconnue et établie dans un État membre introduit, dans un autre État membre, une demande de subvention pour un établissement d’enseignement scolaire privé, sis dans ce dernier, qu’elle a reconnu en tant qu’école confessionnelle et qui est géré par une association immatriculée conformément au droit de cet autre État membre relève-t-elle, eu égard à l’article 17 TFUE, du champ d’application du droit de l’Union, notamment de l’article 56 TFUE ? ». Deuxièmement, « L’article 56 TFUE doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une disposition de droit national prévoyant, comme condition préalable au subventionnement d’écoles privées confessionnelles, que le demandeur soit reconnu en tant qu’Église ou société religieuse par ce même droit ? ».

 

  1. L’applicabilité du droit de l’Union Européenne aux organismes confessionnels fournisseurs de prestation de services

 

L’applicabilité du droit de l’Union Européenne (UE) aux organismes confessionnels est déterminable, en l’espèce, non par rapport à l’article 17 du TFUE mais surtout au regard du contenu de l’activité de ses derniers.

 

  1. L’indifférence du droit de l’UE vis-à-vis du statut des organismes confessionnels

 

L’article 17 du TFUE pose deux règles. La première prône une indifférence de l’UE vis-à-vis du statut qu’octroie chaque droit national aux organismes confessionnels, non confessionnels ou philosophiques : « 1. L'Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres. 2. L'Union respecte également le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les organisations philosophiques et non confessionnelles. […] ».

 

À ce titre, et c’est la deuxième règle, l’UE (notamment par le biais de la Commission européenne voire par celui du Parlement européen) institue un dialogue qui doit être régulier avec les organismes confessionnels, non confessionnels ou philosophiques : « 3. Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l'Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises et organisations. ».

 

En effet, inséré au TFUE par le traité de Lisbonne en décembre 2009, l’article 17 du TFUE est surtout un fondement juridique pour la mise en place d’un dialogue régulier [[Déborah PIMPURNIAUX, « Courrier hebdomadaires du CRISP 2020/34 (n°2479), pages 5 à 48, « Le dialogue entre l’Union européenne et les organisations religieuses et philosophiques ».]], largement accessible par l’ensemble des organismes intéressés, et transparent. Ce dialogue régulier doit intervenir entre les institutions de l’Union Européennes et les églises, les associations cultuelles, organismes non confessionnels ainsi que les organismes philosophiques.

 

Par conséquent, l’article 17 du TFUE est davantage un dispositif instaurant un droit à la participation au fonctionnement et à la construction de l’UE qu’une prescription faisant entrer dans le champ d’application du droit de l’UE les questions d’ordre confessionnel ou/et philosophique. Cela dit en passant, est-ce pour autant à dire que cet article exclu du champ d’analyse du TFUE tout litige ayant un lien avec des organismes confessionnels ?

 

Dans le premier temps [[« […] L’article 17, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens qu’il n’a pas pour effet de soustraire au champ d’application du droit de l’Union une situation dans laquelle une Église, une association ou une communauté religieuse qui dispose du statut de personne morale de droit public dans un État membre et qui reconnaît et soutient dans un autre État membre, en tant qu’école confessionnelle, un établissement d’enseignement scolaire privé demande l’octroi d’une subvention pour cet établissement, qui est réservée aux Églises, aux associations et aux communautés religieuses reconnues en vertu du droit de cet autre État membre. […] »]] de sa décision préjudicielle, la CJUE, en date du 2 février 2023 (aff. C-372/21), prescrit que l’article 17 du TFUE n’a pas vocation à exclure du champ d’application du droit de l’Union Européenne la situation dans laquelle se trouve un organisme confessionnel, reconnu par un Etat membre, qui souhaite obtenir une subvention (d’un autre Etat membre) au profit d’une école privée confessionnelle située dans un autre Etat membre. Ce dernier réservant la possibilité d’obtention de subventions aux seuls organismes confessionnels qu’il aura reconnu en application de son droit national. Autrement-dit, l’article 17 du TFUE, n’est pas une disposition qui trouve à s’appliquer au litige de l’espèce dans le sens où il ne pose pas un principe d’exclusion de l’applicabilité du droit de l’Union Européen aux problématiques tenant aux conditions d’éligibilité aux subventions d’écoles privées soutenues par un organisme confessionnel. L’article 17 du TFUE pose un principe d’indifférence quant au statut des organismes cultuels posés par les différents droits nationaux. C’est par ce prisme que ce texte doit être appréhendé. Dès lors, dans le fond de la question préjudicielle, ce n’est pas l’élément cultuel qui importe mais surtout l’élément économique qui caractérise l’activité à l’occasion de laquelle la problématique s’est révélée. Il était question du financement d’une école privée confessionnelle.

 

  1. La prestation d’enseignement privé

 

Selon l’article 57 du TFUE [[article 57 du TFUE : Au sens des traités, sont considérées comme services les prestations fournies normalement contre rémunération […] »]], est un service, et par voie de conséquence une activité économique, toutes prestations réalisées en contrepartie d’une rémunération [[Décision de la CJUE, 27 septembre 1988, « Humbel et Edel », Aff. 263/86 ; Décision de la CJUE, 7 décembre 1993, « Wirth », Aff. C-109/92 ; Décision de la CJUE, 22 mai 2003, « Freskot », Aff. C-355/00.]] sans nécessairement rechercher à réaliser un bénéfice [[Décision de la CJUE, 12 juillet 2001, « Smits et Peerbooms », Aff. C-157/99.]]. À ce titre, au regard de l’article 56 du TFUE, sont prohibées, au sein de l’UE, toutes dispositions posant des restrictions à la libre prestation des services.

 

Dès lors, doivent être appréhendés comme des services au sens de l’article 57 du TFUE, les cours fournis par une école privée dont l’essentiel du financement provient de fonds privés [[Décision de la CJUE, 7 décembre 1993, « Wirth », Aff. C-109/92 ; Décision de la CJUE, 26 avril 1988, « Bond van Adverteerders e.a. », Aff. 352/85 ; Décision de la CJUE, 11 avril 2000, « Deliège », Aff. C-51/96 et Aff. C-191/97.]]. En l’espèce (Décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne [CJUE], 2 févr. 2023, aff. C-372/21), l’école privée confessionnelle établie en Allemagne est essentiellement financée par des fonds privés dont ceux de l’organisme confessionnel qui a formulée la demande de subvention.  Ainsi, la question qui est posée est celle de savoir si le droit autrichien relatif au subventionnement de services d’enseignement privé pose des restrictions au droit de libre circulation des prestations de services (art. 56 du TFUE) ainsi qu’à la liberté d’établissement (art. 49 du TFUE).

 

  1. L’opposabilité de la liberté d’établissement par les organismes confessionnels fournisseurs de prestation de services

 

En tant qu’entité économique, un organisme confessionnel peut exciper à son profit des dispositions du TFUE. Cependant, le droit de l’UE est indifférent du statut que la structure pourrait avoir du fait du droit interne considéré, ce qui implique l’absence de droit acquis tiré dudit statut de droit national et interdit de percevoir les modalités de reconnaissance (posées par les états membre) comme des restrictions à la liberté d’établissement prescrite par les dispositions de l’article 49 du TFUE.

 

  1. L’absence de droit acquis de reconnaissance d’organisme confessionnel d’un État membre à un autre

 

Le refus opposé par l’autorité compétente autrichienne n’était pas motivé par le fait que la demande de subvention était formulée par un organisme confessionnel. Ce qui était opposé repose sur le fait que l’organisme confessionnel allemand, dans le cadre d’une demande de financement public, ne répondait pas aux exigences du droit national. Ces dernières sont notamment caractérisées par des attentes spécifiques au niveau de l’ancienneté de l’organisme confessionnel [[« […] 1. La communauté confessionnelle doit : a) exister depuis au moins 20 ans en Autriche, dont dix ans sous une forme organisée, et au moins cinq ans en tant que communauté confessionnelle dotée de la personnalité juridique au titre de la présente loi ; ou b) être intégrée sur les plans organisationnel et doctrinal à une société religieuse active au niveau international existant depuis au moins 100 ans et être déjà active en Autriche sous une forme organisée depuis au moins dix ans ; ou c) être intégrée sur les plans organisationnel et doctrinal à une société religieuse active au niveau international existant depuis au moins 200 ans, et d) réunir un nombre de membres égal à deux pour mille au moins de la population de l’Autriche telle que déterminée lors du dernier recensement. Si la communauté confessionnelle ne peut apporter cette preuve à partir des données du recensement, elle doit y procéder sous toute autre forme appropriée. […]»]]. Le fait qu’un organisme ait déjà fait l’objet d’une reconnaissance par un autre État membre ne s’impose pas aux autres États membres. Ainsi, l’article 17 du TFUE ne pose pas un droit acquis à la reconnaissance d’un organisme confessionnel dès lors qu’il a d’ores et déjà subit une reconnaissance par un autre État membre. Cependant, l’organisme confessionnel étant une entité économique, dans la mesure où elle fournit des prestations de services à titre onéreux, il peut exciper le droit de l’Union Européenne lui permettant de s’établir au sein d’un autre État membre.

 

En l’espèce, l’organisme confessionnel allemand sollicitait une subvention au profit d’un établissement d’enseignement privé géré par une association immatriculée en Autriche depuis plusieurs années. Ainsi, la condition consistant à octroyer un droit de subvention uniquement aux organismes reconnus par le droit interne autrichien concurremment aux modalités de reconnaissance de la même structure par un autre droit interne d’un État membre de l’UE doivent-elles être appréhendées comme mesures restrictives tant au droit de libres prestations de services qu’à la liberté d’établissement ?

 

  1. L’indifférence du droit de l’UE vis-à-vis des modalités internes d’octroi de subventions publiques au profit de l’activité d’enseignement privé

 

L’article 49 du TFUE [[Article 49 TFUE : « Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un État membre dans le territoire d'un autre État membre sont interdites. Cette interdiction s'étend également aux restrictions à la création d'agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d'un État membre établis sur le territoire d'un État membre. La liberté d'établissement comporte l'accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d'entreprises, et notamment de sociétés au sens de l'article 54, deuxième alinéa, dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants, sous réserve des dispositions du chapitre relatif aux capitaux. ».]]) prescrit la liberté pour un ressortissant d’un État membre de s’établir sur le territoire d’un autre État membre. Cette liberté implique la possibilité d’accéder à toute activité économique salariée ou non, à toute activité de création et/ou de gestion d’entreprise. À ce titre, la situation consistant, pour un organisme privé (confessionnel ou non), à chercher à s’établir dans un autre État membre notamment en participant financièrement au capital d’une structure se situant dans l’État membre considéré, entre dans le champ d’application de l’article 49 du TFUE. Ainsi, toutes mesures internes restrictives de cette liberté d’établissement est contraire au droit de l’UE. Qu’en-est-il des modalités de sollicitation de subventions publiques pour le financement d’une activité d’enseignement privée exercée par un organisme confessionnel ?

 

En l’espèce, la condition préalable à l’ouverture du droit à subvention publique, impose que l’organisme ait été reconnu comme tel par la loi interne. Ces conditions restrictives de reconnaissance d’un organisme confessionnel constitue-t-elle une mesure restrictive à la liberté d’établissement ?

 

Dans la mesure où le droit de l’UE est indifférent au droit interne de reconnaissance d’un organisme confessionnel, ces conditions restrictives de reconnaissance ne constituent pas une entrave [[« […]  L’article 49 TFUE, lu en combinaison avec l’article 17, paragraphe 1, TFUE, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui subordonne l’octroi de subventions publiques destinées aux établissements d’enseignement privés reconnus en tant qu’écoles confessionnelles à la condition que l’Église ou la société religieuse qui introduit la demande de subvention pour un tel établissement soit reconnue en vertu du droit de l’État membre concerné, y compris lorsque cette Église ou cette société religieuse est reconnue en vertu du droit de son État membre d’origine. […] »]] au droit de l’établissement.

 

Les États membres ne sont pas liés par la reconnaissance d’un organisme confessionnel posé par un autre. À ce titre, les États membres peuvent librement prescrire les règles internes propres à définir les modalités d’éligibilité d’un organisme confessionnel au bénéfice de subventions publiques sans que ces dernières ne puissent être appréhendées comme des entraves tant à la liberté d’établissement qu’au droit de libre prestation de services.

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19 mai 2023 5 19 /05 /mai /2023 15:18

La notion « d’état des personnes » regroupe l’ensemble des éléments propres à individualiser (Prénom(s), nom(s), date de naissance, lieu de naissance, sexe) un être humain, à établir ses liens de filiations (Nom(s) et prénom(s) des parents [père et/ou mère]) et, le cas échéant, établir ses liens d’alliance (Mariage [le cas échéant, divorce], Pacs) avec autrui. À ce titre, l’état des personnes constitue une source de données personnelles de premier ordre qui sont transcrites, notamment à la suite de déclarations (voire par décision de justice), dans des actes de l’état civil (acte de naissance, acte de reconnaissance, acte de mariage, acte de décès) instrumentés par l’officier de l’état civil (art. 34 à 101-2 du Code civil et art. L2122-31 du code général des collectivités territoriales : « Le maire et les adjoints sont officiers d'état civil. ») sous l’autorité hiérarchique du procureur de la République territorialement compétent.

Les actes de l’état civil (en l’occurrence, l’acte de naissance) permettent, à leurs tours, d’alimenter des documents administratifs phares tels que la pièce d’identité et le passeport qui, à leur niveau, affinent l’individualisation de la personne physique avec des données telles que la couleur des yeux, la taille, une « photo standardisée » [[Arrêté du 5 février 2009 relatif à la production de photographies d'identité dans le cadre de la délivrance du passeport ; Arrêté du 10 avril 2007 relatif à l'apposition de photographies d'identité sur les documents d'identité et de voyage, les permis de conduire et les titres de séjour ; Décret n°2005-1726 du 30 décembre 2005 relatif aux passeports ; Décret n°55-1397 du 22 octobre 1955 instituant la carte nationale d'identité.]] et une empreintes digitales. Compte tenu de son rôle fondamental d’individualisation des personnes physiques, l’état des personnes, et par voie de conséquence les actes de l’état civil, doivent être prémunies contre tous éléments susceptibles de précariser la fiabilité de cette source juridique primordiale de juridicisation de l’individu. C’est à ce titre, que les principes de l’indisponibilité et de l’immutabilité sont posés en gardien du crédit et de la fiabilité des données transcrites dans les actes de l’état civil. En effet, le principe de l’indisponibilité prescrit le fait que l’individu n’a pas la libre disposition des éléments qui composent sa personnalité juridique. Autrement-dit, ce qui fait de lui un être humain titulaire de droits et d’obligations n’est pas soumis à sa volonté. Il s’agit d’un état juridique impactant fortement l’individualisation sociale de la personne physique ; c’est un état civil qui s’impose de plein droit. Ainsi, la personne est juridiquement la synthèse posée par l’état civil. Consubstantiellement, le principe de l’immuabilité implique que les éléments transcrits dans l’acte de l’état civil ne peuvent faire l’objet de mutations.

 

Cependant, il existe (bien entendu) un bémol à l’intensité de l’effet des principes précédemment exposés. En effet, les principes d’indisponibilité et d’immuabilité ne sont pas absolus. L’ensemble des éléments constituant l’état des personnes peuvent bénéficier d’un processus de rectification qui est plus ou moins souple selon que l’erreur est caractérisée de « matérielle » (Art. 99-1 et 99-2 du code civil) ou considérée comme substantielle (art. 99 du Code civil). La rectification d’une erreur matérielle consiste à corriger une coquille ou/et un oubli. À ce titre, elle ne constitue pas, à proprement dit, une modification de l’état civil de la personne. Il s’agit d’une correction qui ne change pas la nature de l’information initialement transcrite [[La rectification d’une erreur matérielle est réalisée par l’officier de l’état civil sous l’autorité du procureur de la République.]] mais qui la normalise notamment au regard de l’orthographe consacrée ou autres modèles de référence. De ce point de vue, le dispositif de changement de nom ou/et de prénom est davantage qu’une « simple » rectification car il ne s’agit pas, dans ce cas, de corriger une erreur mais davantage de réparer un préjudice (art. 60, 61 et 61-3-1 [[Introduit par la loi n°2022-301 du 2 mars 2022, entrée en vigueur le 1er juillet 2022.]] du Code civil). En tout état de cause, le demandeur doit exciper et caractériser un intérêt légitime sans la démonstration duquel, le changement n’est pas ordonné [[Cass. 1ère civ., 23 mars 2011, pourvoi n°10-16.761 ; Cass. 1ère civ., 6 octobre 2010, pourvoi n°09-10.240.]].

 

  1. L’intensité des principes d’indisponibilité et d’immutabilité de l’état des personnes

 

Les principes « garde-fous » de l’état des personnes peuvent tolérer des atténuations conditionnelles. En effet, l’admission d’interventions correctives (Cas de rectifications d’erreurs matérielles) ainsi que des interventions à fins de réparation (la possibilité de changement nom ou/et de prénom) permettent de mettre concrètement en relief que l’intensité des principes d’indisponibilité et d’immuabilité est quelque peu modérée s’agissant de certains éléments de l’état civil compte tenu du degré d’altération (corrective ou réparatrice) qui doit être procédé à l’information initialement transcrite mais également au regard du fait qu’il s’agissent d’éléments secondaires dans l’ordre des éléments constituants l’état des personnes.

 

Ce qui nous amène à explorer le régime juridique des erreurs substantielles entachant l’intégrité de l’état civil d’une personne physique. Il y a erreurs substantielles lorsque la « coquille » ou l’omission concerne une information considérée comme essentielle. Dans la structure logique de l’état des personnes, est une donnée essentielle celle dont sont subséquentes d’autres données qui en tirent leurs substances. Tel est le cas pour les informations tenant de la filiation et celles tenant du sexe de l’individu. C’est à ce titre, que dans ce cas, seul le juge judiciaire a autorité pour apprécier la consistance des motifs excipés au regard des impératifs d’indisponibilité et d’immuabilité de l’état des personnes prescrit pour préserver l’intérêt général. La gestion de la situation du transsexualisme a été la clef qui a ouvert le « premier » verrou de l’immuabilité de la mention du sexe de l’individu.

Le transsexualisme est la situation d’une personne dont le sexe anatomique [[George R. BROWN, « Dysphorie de genre (incongruence de genre) », le Manuel MSD.]] ne concorde pas à son genre [[George R. BROWN, « Dysphorie de genre (incongruence de genre) », le Manuel MSD : « Le mot Genre fait référence au rôle public d'une personne, à son rôle de garçon ou de fille, d'homme ou de femme. ».]]. Autrement-dit, l’individu est identifié en tant qu’homme mais il se vie femme ; ou il est identifié en tant que femme mais il se vie homme. Ainsi, dans cette situation, il était question de savoir si une personne transsexuelle pouvait obtenir le changement de la mention du sexe au sein de l’acte de l’état civil ?

 

  1. L’atténuation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes

 

L’ouverture du « premier » verrou s’est réalisée en plusieurs séquences. Le premier Clap [[« Outil de cinématographie composé de deux planchettes reliées par une charnière, que l'on filme en train d'être rabattu, et en enregistre simultanément le son du claquement sec, en début de séquence de tournage […] » (wikitionnaire)]] est marqué par une appréhension excessivement sévère de la situation du transsexuel exprimé par un refus de la modification de la mention du sexe malgré la reconnaissance médicale du « hiatus » sexe anatomique/genre [[Cass. 1ère civ., 16 décembre 1975, pourvoi n°73-10.615 ; Cass. 1ère civ., 21 mai 1990, pourvoi n°88-10.829.]]. Dès lors, à la suite de la condamnation de la France par la Cour Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CEDH) [[CDEH du 25 mars 1992, « B contre France », requête n°13343/87.]], la Cour de cassation revient sur sa position initiale. Réunie en assemblée plénière, en date du 11 décembre 1992 (pourvoi n°91-11.900), le juge de cassation, au regard des impératifs d’indisponibilité et d’immutabilité de l’état des personnes, ouvre la possibilité pour un transsexuel d’obtenir le changement de la mention sexe sous trois contraintes [[Cass. Ass. Plén. 11 décembre 1992 (pourvoi n°91-11.900) : « […] Attendu que lorsque, à la suite d'un traitement médico-chirurgical, subi dans un but thérapeutique, une personne présentant le syndrome du transsexualisme ne possède plus tous les caractères de son sexe d'origine et a pris une apparence physique la rapprochant de l'autre sexe, auquel correspond son comportement social, le principe du respect dû à la vie privée justifie que son Etat civil indique désormais le sexe dont elle a l'apparence ; que le principe de l'indisponibilité de l'état des personnes ne fait pas obstacle à une telle modification ; […] ».]] : L’existence d’un « syndrome transsexuel » (ou d’une dysphorie de genre [[La dysphorie de genre (ou incongruence de genre) est une détresse cliniquement significative ou une altération fonctionnelle associée à une incongruence entre le sexe expérimenté/exprimé et le sexe attribué à la naissance (George R. BROWN, « Dysphorie de genre (incongruence de genre) », le Manuel MSD ).]]), c’est-à-dire que le transsexualisme doit être médicalement diagnostiqué ; Une opération médico-chirurgicale réalisée dans un but thérapeutique afin de faire disparaitre les caractères de son sexe d’origine ; Il doit être constaté que l’intéressé possède l’apparence et le comportement du nouveau sexe. La constatation de ces trois conditions permettait au droit au respect de la vie privé (art. 8 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droit de l’Homme [CESDH] : « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ») d’ouvrir une exception à l’immutabilité et l’indisponibilité de l’état des personnes donnant ainsi droit au changement de la mention relative au sexe de l’individu. Cette posture est consolidée par quatre arrêts de la Cour de cassation [[Cass. 1ère civ., 7 juin 2012, pourvois n°10-26.947 et n°11-22.490 ; Cass. 1ère civ., 13 février 2013, pourvois n°11-14.515 et n°12-11.949. Voir également circulaire de la DACS n°Civ/07/10 du 14 mai 2010 relative aux demandes de changement de sexe à l’état civil au Bulletin Officiel du Ministère de la Justice et des Libertés n°2010-03 du 31 mai 2010 : « […]  vous pourrez donner un avis favorable à la demande de changement d’état civil dès lors que les traitements hormonaux ayant pour effet une transformation physique ou physiologique définitive, associés, le cas échéant, à des opérations de chirurgie plastique (prothèses ou ablation des glandes mammaires, chirurgie esthétique du visage...), ont entraîné un changement de sexe irréversible, sans exiger pour autant l’ablation des organes génitaux.».]] qui confirment la nécessité de constater l’existence d’un « syndrome transsexuel » et précisent que la conversion sexuelle doit être irréversible, c’est-à-dire sans « marche arrière » possible ni « mi-chemin ». Cette dernière précision (c’est-à-dire le caractère irréversible de la conversion sexuelle) est en cohérence avec le principe d’indisponibilité de l’état des personnes. En effet, s’il admet une exception à l’immutabilité c’est à la condition de proscrire tant un « état yoyo » c’est-à-dire une oscillation (du fait de la seule volonté de l’individu) entre « l’état d’homme » (aspect androïde, gonade mâle) et « l’état de femme » (aspect gynoïde, gonade femelle), que des hiatus tenant soit de la configuration « aspect androïde/gonade femelle » soit de la configuration « aspect gynoïde/gonade mâle ». Le principe d’indisponibilité connote une recherche de stabilité qui doit, pour se faire, s’affranchir du « bon vouloir » de l’individu. Dans le cadre de la question de la mention relative au sexe de l’individu, il doit y avoir un élément supérieur à la volonté, un ordre qui la transcende [[George R. BROWN, « Dysphorie de genre (incongruence de genre) », le Manuel MSD. Voir également l’Avis sur l'identité de genre et sur le changement de la mention de sexe à l'état civil, Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH), §20 : « […] s’affirmer homme ou femme n’est pas une question de choix ni de volonté et ne relève pas d’une décision arbitraire, conjoncturelle ou fantasmatique : cette affirmation est au contraire toujours liée à une conviction profonde qui est souvent ressentie dès l’enfance, et qui relève, non pas d’une identification passagère, mais bien de l’identité même du sujet, de ce qu’il est. […] ».)]] : la preuve de la réalité du « syndrome transsexuel ».

Ainsi, l’existence de la dysphorie de genre surpassant la volonté de l’individu (l’Avis sur l'identité de genre et sur le changement de la mention de sexe à l'état civil, Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme [CNCDH], §20.), contraignant ce dernier à une conversion sexuelle (ou réassignation sexuelle) qui ne peut qu’être irréversible (« sans exiger pour autant l’ablation des organes génitaux » : circulaire de la DACS n°Civ/07/10 du 14 mai 2010) du fait du syndrome transsexuel. Cette perspective pose l’indisponibilité et l’immutabilité dans la sphère de l’inviolabilité du corps humain, principe à valeur constitutionnelle, prônant « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation […] » [[Conseil Constitutionnel, décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994.]] y compris celles que s’infligeraient l’individu à lui-même [[L’Avis sur l'identité de genre et sur le changement de la mention de sexe à l'état civil, Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH), §22 : « […] Le rapport de la Haute Autorité de santé datant de 2009 […] souligne que, dans le cadre du processus médical menant à la transformation morphologique du patient transsexuel, le diagnostic de dysphorie de genre est exigé en tant que diagnostic différentiel, afin de garantir aux médecins, en amont du traitement endocrinologique ou chirurgical, que la souffrance du patient ne provient pas d’autres causes possibles, comme la maladie mentale. ».]], sauf circonstances particulières, en l’occurrence, la preuve de la réalité du « syndrome transsexuel ». Le diagnostic de dysphorie de genre est constitutif (à lui seul) de l’intérêt légitime justifiant la modification de la mention du sexe à l’état civil ; L’exigence du caractère irréversible de la réassignation sexuelle ayant été jugée, par la Cours Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme en date du 6 avril 2017 [[Décision du 6 avril 2017, requêtes n° 79885/12, n°52471/13 et n°52596/13]], comme une violation de l’article 8 de la CESDH. Ce qui laisse entre-ouvert un risque juridique tenant au traitement des demandes prônant un « état yoyo » [[C’est-à-dire une oscillation (du fait de la seule volonté de l’individu) entre « l’état d’homme » (aspect androïde, gonade mâle) et « l’état de femme » (aspect gynoïde, gonade femelle).]] ou/et les questions juridiques qu’imposeront les situations de hiatus tenant soit de la configuration « aspect androïde/gonade femelle » soit de la configuration « aspect gynoïde/gonade mâle ».  En effet, comment seront traitées, par le droit français, les questions de filiation de personnes « réassignées sexuellement » à l’état civil en tant que femme (par exemple) mais qui ont conservé leurs gonades mâles et qui ont procréé en tant que mâle ? Indiscutablement, il y aura un lien biologique, en l’occurrence paternel alors que l’individu a été réassigné sexuellement en tant que femme bien qu’ayant un système de reproduction mâle. En outre, en l’état actuel du droit, il ne peut y avoir deux mères biologiques (art. 320 du code civil) inscrites sur l’acte de naissance (art. 311-25 du Code civil) ; surtout que, biologiquement, en l’espèce, il y a un père et une mère. Quelle mention de filiation pour le « géniteur-mère » [[Cass. 1ère civ., 16 septembre 2020, pourvoi n°18-50.080 : « En l'état du droit positif, une personne transgenre homme devenu femme qui, après la modification de la mention de son sexe dans les actes de l'état civil, procrée avec son épouse au moyen de ses gamètes mâles, n'est pas privée du droit de faire reconnaître un lien de filiation biologique avec l'enfant, mais ne peut le faire qu'en ayant recours aux modes d'établissement de la filiation réservés au père. Ces dispositions du droit national sont conformes à l'intérêt supérieur de l'enfant, d'une part, en ce qu'elles permettent l'établissement d'un lien de filiation à l'égard de ses deux parents, élément essentiel de son identité et qui correspond à la réalité des conditions de sa conception et de sa naissance, garantissant ainsi son droit à la connaissance de ses origines personnelles, d'autre part, en ce qu'elles confèrent à l'enfant né après la modification de la mention du sexe de son parent à l'état civil la même filiation que celle de ses frère et sœur, nés avant cette modification, évitant ainsi les discriminations au sein de la fratrie, dont tous les membres seront élevés par deux mères, tout en ayant à l'état civil l'indication d'une filiation paternelle à l'égard de leur géniteur, laquelle n'est au demeurant pas révélée aux tiers dans les extraits d'actes de naissance qui leur sont communiqués. En ce qu'elles permettent, par la reconnaissance de paternité, l'établissement d'un lien de filiation conforme à la réalité biologique entre l'enfant et la personne transgenre - homme devenu femme - l'ayant conçu, ces dispositions concilient l'intérêt supérieur de l'enfant et le droit au respect de la vie privée et familiale de cette personne, droit auquel il n'est pas porté une atteinte disproportionnée, au regard du but légitime poursuivi, dès lors qu'en ce qui la concerne, celle-ci n'est pas contrainte par là-même de renoncer à l'identité de genre qui lui a été reconnue. Enfin, ces dispositions ne créent pas de discrimination entre les femmes selon qu'elles ont ou non donné naissance à l'enfant, dès lors que la mère ayant accouché n'est pas placée dans la même situation que la femme transgenre ayant conçu l'enfant avec un appareil reproductif masculin et n'ayant pas accouché. C'est en conséquence à bon droit et sans méconnaître les exigences conventionnelles qu'une cour d'appel constate l'impossible établissement d'une double filiation de nature maternelle pour l'enfant, en présence d'un refus de l'adoption intra conjugale, et rejette la demande de transcription, sur les registres de l'état civil, de la reconnaissance de maternité anténatale établie par l'épouse de la mère ».]] ?

 

Pour l’heure, le droit français répond à cette interrogation par l’application du régime juridique de la reconnaissance [[Cass. 1ère civ., 16 septembre 2020, pourvoi n°18-50.080.]], c’est-à-dire la mise en œuvre des articles 313 et 316 al.1 du Code civil qui établissent un mécanisme de reconnaissance en l’absence d’application de la présomption de paternité (art. 312 du Code civil : « L'enfant conçu ou né pendant le mariage a pour père le mari. »). Cette dernière n’est prescrite qu’en faveur du mari. Ainsi, de la binarité homme/femme découle la binarité père/mère, voire, le cas échéant, celle d’époux (mari)/épouse. Relater (art. 61-7 du Code civil : « Mention de la décision de modification du sexe et, le cas échéant, des prénoms est portée en marge de l'acte de naissance de l'intéressé […] ».) sur l’état civil que la mention relative au sexe est modifiée afin que l’indication homme est substituée par l’indication femme implique que l’homme devenu femme n’est plus mari. Par conséquent, il perd le bénéfice de la présomption de l’article 312 du Code civil. Pas de présomption de paternité pour le transgenre ayant obtenu la modification de la mention du sexe « homme » au profit de l’indication « femme ». Le Législateur n’a pas tiré toutes les conséquences [[Peut-être faudrait-il réfléchir à une présomption de parentalité en ajoutant deux nouveaux alinéas (l’actuel alinéa 2 aurait un positionnement in fine) à l’article 312 du Code civil qui pourrait être en ces termes : « Dans un mariage composé de personne de même sexe, l'enfant conçu pendant le mariage a pour parent l’autre conjoint. Mention est faite en marge de l’acte de naissance. ». La proposition est à parfaire mais l’essentiel y est presque. Vigilance particulière sur la situation homme/homme.]] de l’insertion dans le Code civil d’un dispositif spécifique à la modification de la mention du sexe à l’état civil notamment de ce qu’implique l’article 61-6 al. 3 du code civil (« […] Le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande. […] »). L’exigence jurisprudentielle d’une réassignation sexuelle irréversible [[Cass. Ass. Plén. 11 décembre 1992, pourvoi n°91-11.900 ; Cass. 1ère civ., 7 juin 2012, pourvois n°10-26.947 et n°11-22.490 ; Cass. 1ère civ., 13 février 2013, pourvois n°11-14.515 et n°12-11.949.]] avait pour finalité de prémunir l’ordre juridique de ce hiatus.

 

  1. L’institution d’un régime spécifique à la modification de la mention du sexe

 

En tout état de cause, c’est dans un contexte jurisprudentiel posant un cadre contraignant que le législateur, à l’occasion de la Loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016, insère une section 2 bis après la section 2 du chapitre II du titre II du livre Ier Code civil, relative à la modification de la mention du sexe à l’état civil (art. 61-5 à 61-8 du Code civil). Dans ce nouveau régime juridique posant une procédure spécifique à la question de la modification de la mention du sexe, il est indiscutablement pris en compte les critiques portées tant à l’encontre de la judiciarisation de la mention du sexe que de la jurisprudence [[Cass. Ass. Plén. 11 décembre 1992, pourvoi n°91-11.900 ; Cass. 1ère civ., 7 juin 2012, pourvois n°10-26.947 et n°11-22.490 ; Cass. 1ère civ., 13 février 2013, pourvois n°11-14.515 et n°12-11.949.]] de la Cour de cassation par la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) dans son avis (du 27 juin 2013) sur l'identité de genre et sur le changement de la mention de sexe à l'état civil. Ainsi, l’article 61-5 du Code civil [[Article 61-5 du Code civil : « Toute personne majeure ou mineure émancipée qui démontre par une réunion suffisante de faits que la mention relative à son sexe dans les actes de l'état civil ne correspond pas à celui dans lequel elle se présente et dans lequel elle est connue peut en obtenir la modification. Les principaux de ces faits, dont la preuve peut être rapportée par tous moyens, peuvent être : 1° Qu'elle se présente publiquement comme appartenant au sexe revendiqué ; 2° Qu'elle est connue sous le sexe revendiqué de son entourage familial, amical ou professionnel ; 3° Qu'elle a obtenu le changement de son prénom afin qu'il corresponde au sexe revendiqué ; ».]] consacre très partiellement la jurisprudence de la Cour de cassation car, sans exiger la preuve de la réalité de l’existence du « syndrome transsexuel », elle maintien l’exigence « atténuée » de la preuve d’un « état transsexuel [[L’Avis sur l'identité de genre et sur le changement de la mention de sexe à l'état civil, Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH), note de bas de page n°1 : Personnes « […] qui ont bénéficié d’une chirurgie ou d’un traitement hormonal de réassignation sexuelle […] »]] » ou d’un « état transgenre [[L’Avis sur l'identité de genre et sur le changement de la mention de sexe à l'état civil, Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH), note de bas de page n°1 : « Personnes […] pour lesquels l’identité de genre ne correspond pas au sexe biologique et qui n’ont pas entamé de processus médical de réassignation sexuelle […] »]] » par la réunion de « suffisamment » de faits propres à démontrer l’intérêt légitime de la demande de modification de la mention du sexe. Ces faisceaux d’indices peuvent être rapportés par tous moyens. L’article 61-5 du Code civil propose une liste non exhaustive. Le demandeur pourra puiser dans cette dernière tout ou partie des éléments listés mais pourra en proposer qui n’y figure pas. En tout état de cause, ils doivent permettre au juge de jauger le caractère sérieux et réel des circonstances autorisant la modification de ladite mention ; sans que ce dernier ne puisse refuser la modification en raison de l’absence de motif médical (art. 61-6 al.3 du Code civil : « […] Le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande. […] »). Il est vrai que sur ce point, la jurisprudence [[Cass. Ass. Plén. 11 décembre 1992, pourvoi n°91-11.900 ; Cass. 1ère civ., 7 juin 2012, pourvois n°10-26.947 et n°11-22.490 ; Cass. 1ère civ., 13 février 2013, pourvois n°11-14.515 et n°12-11.949.]]  de la Cour de cassation était intrusive tant au niveau de l’intimité de la vie privée des personnes concernées que sur la question de inviolabilité du corps humains. Cela dit en passant, ce dernier principe est opposable tant aux tiers qu’à la personne elle-même. En outre, le droit au respect de la vie privé n’a pas non plus vocation à dissoudre l’intégrité de l’intérêt général au profit de la pluralité des conceptions subjectives et intrapersonnelles de l’identité de genre par rapport au sexe anatomique. En effet, aucun principe ni aucun droit n’étant absolu [[Il existe deux concepts qui en atteste : Théorie générale de l’abus de droit ou de liberté ; Mécanisme de l’atteinte proportionnée au regard du but légitime poursuivi.]]. En effet, une liberté, un droit, un principe fondamental peut être ébréché dès lors que l’atteinte « portée n’est pas disproportionnée, au regard du but légitime poursuivi ». Dès lors, il semblait opportun de maintenir une certaine rationalité sur la question de l’état des personnes. D’ailleurs, il « était » là le rôle des principes d’indisponibilité et d’immutabilité. La juridicisation de l’identité de genre [[George R. BROWN, « Dysphorie de genre (incongruence de genre) », le Manuel MSD : « […] L'identité de genre est le sentiment subjectif d'appartenir à un sexe ; c'est-à-dire, le fait de se considérer comme un homme, une femme, un transgenre ou tout autre terme identifiant (p. ex., genderqueer, non binaire, agender [identité de genre non normative et non binaire]). […] ». Voir également l’Avis sur l'identité de genre et sur le changement de la mention de sexe à l'état civil, Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH), note de bas de §8 : « […] La définition donnée dans les principes de Jogjakarta est la suivante : « L’identité de genre fait référence à l’expérience intime et personnelle de son genre profondément vécue par chacun, qu’elle corresponde ou non au sexe assigné à la naissance, y compris la conscience personnelle du corps (qui peut impliquer, si consentie librement, une modification de l’apparence ou des fonctions corporelles par des moyens médicaux, chirurgicaux ou autre) et d’autres expressions du genre, y compris l’habillement, le discours et les manières de se conduire. » […] ».]] est un calcul périlleux.

 

L’état des personnes, les actes de l’état civil ont un impact socio-administratif indiscutable. Cependant, il s’agit d’un état juridique qui, à ce titre, doit être la transcription d’une réalité objective. Ainsi, il y a hiatus lorsque la modification de la mention du sexe conduit à la « réassignation sexuelle » d’un homme en femme (ou l’inverse) alors qu’anatomiquement il s’agit encore d’un homme [[Cass. 1ère civ., 16 septembre 2020, pourvoi n°18-50.080 : « […] une personne transgenre homme devenu femme qui, après la modification de la mention de son sexe dans les actes de l'état civil, procrée avec son épouse au moyen de ses gamètes mâles […] ».]]. Dans une telle hypothèse, l’acte de l’état civil relate (car là, le terme « transcrire » ne convient plus) un état subjectif voire une fiction or cela n’est pas son rôle. Ainsi, de ce point de vue, la création au niveau de la mention relative au sexe d’une troisième option qui permettrait de transcrire la réalité anatomique des personnes qui ne sont ni homme/ni femme ou « un peu des deux » doit être appréhendée par le Législateur car le juge doit s’en tenir à la binarité sexuelle posée par le droit positif [[Cass. 1ère civ., 4 mai 2017, pourvoi n°16-17.189 : « […] La loi française ne permet pas de faire figurer, dans les actes de l'état civil, l'indication d'un sexe autre que masculin ou féminin. Si l'identité sexuelle relève de la sphère protégée par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l'état civil poursuit un but légitime en ce qu'elle est nécessaire à l'organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur. La reconnaissance par le juge d'un "sexe neutre" aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination. En l'espèce, la cour d'appel ayant constaté que le demandeur avait, aux yeux des tiers, l'apparence et le comportement social d'une personne de sexe masculin, conformément à l'indication figurant dans son acte de naissance, a pu en déduire que l'atteinte portée au droit au respect de sa vie privée, par le refus de la mention d'un sexe "neutre" dans son acte de naissance, n'était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi […] »]]. Or, la juridicisation de l’identité de genre pose un problème de compatibilité avec la binarité sexuelle qui, pour l’heure, est une règle dans notre ordre juridique. Faut-il s’en affranchir ?

 

  1. L’affranchissement de l’état des personnes de la fiction de la binarité sexuelle

 

 L’identité de genre relève de l’expérience intimement personnelle (ou intrapersonnelle) qu’un individu a avec le sexe anatomique qui est le sien à sa naissance. Il s’agit également de la conscientisation (apaisée ou non) de la correspondance du genre « adoptée » par l’individu [[George R. BROWN, « Dysphorie de genre (incongruence de genre) », le Manuel MSD : « Le mot Genre fait référence au rôle public d'une personne, à son rôle de garçon ou de fille, d'homme ou de femme. ».]] avec son sexe anatomique. En claire, l’identité de genre est une question qui concerne l’intimité de la vie privée au même titre que l’orientation sexuelle ou la conviction religieuse…

C’est à ce titre, que cette donnée personnelle sensible ne devrait pas être transcrite dans un acte de l’état civil, ni dans aucun acte quel qu’il soit au même titre que l’orientation sexuelle, les convictions religieuses ou politiques doivent faire l’objet d’une indifférence institutionnelle. Pourtant, à l’instar de textes internationaux (qui n’ont pas la même finalité normative que le droit interne), le Législateur français, par culpabilité ou/et envie de bien faire, est en train d’adopter cet écueil de juridicisation de l’identité de genre.

Ce propos ne consiste pas à nier l’existence d’une problématique quant à la prise en compte de la réalité sexuelle d’un individu sans pour autant tomber dans le pluralisme de la subjectivité qu’exprime l’identité de genre, et sans pour autant stigmatiser une minorité ni, non plus, la discriminée. C’est d’ailleurs, bien de ce dernier point dont il s’agit de se prémunir.

 

  1. La binarité sexuelle cadre juridique de la mention relative au sexe de l’individu

 

La binarité sexuelle de l’état des personnes et, par voie de conséquence, des actes de l’état civil est certainement appréhendable comme une violence psychologique pour la minorité qui ne s’y retrouve pas. Parallèlement, la nature sexuée de l’espèce humaine prône « statistiquement, biologiquement et socialement » une binarité homme/femme, père/mère… L’acte de l’état civil « se contente » [[C’est dans ce « constat » que réside toute la force et fiabilité juridique des actes de l’état civil.]] de transcrire ce qui est déclaré (art. 55 et 56 du Code civil) à l’officier de l’état civil compte tenu du constat qui est fait du résultat de la « loterie sexuée humaine » : homme ou femme.

Cependant, par la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique, le Législateur introduit dans l’ordre juridique la situation des personnes présentant une variation du développement génital (art. 57 al.2 et 99 al.2 du Code civil ; art. L2131-6 du Code de la santé publique). « Les variations du développement génital sont des situations cliniques rares où l’anatomie des organes génitaux est inhabituelle, à cause d’une combinaison rare des gono-somes (chromosomes X et/ou Y), d’une variation du développement des testicules ou des ovaires, ou bien de la sécrétion et/ou de l’action des hormones sexuelles. » (L. MARTINERIE et C. BOUVATTIER, « Les enfants présentant une variation du développement génital », Bulletin de l’académie de médecine, Colloque du 20/10/2021 : « Loi de bioéthique du 2 août 2021, quel impact sur nos vies ? » organisé par l’Université de Paris (Paris Descartes), l’Institut Droit et Santé (UMR_S 1145), le Comité éthique et cancer, l’Académie nationale de médecine.). Dès lors, au regard de cette réalité biologique, malgré sa rareté, le Législateur a posé un dispositif ad hoc. En effet, dans le Code civil, il est aménagé un délai (Trois mois à compter du jour de la déclaration de naissance ; art. 57 al. 2 du code civil.) permettant à l’officier de l’état civil, autorisé par le procureur de la République, à ne pas indiquer le sexe de l’enfant sur l’acte de naissance [[Il est ainsi consacré Législativement la posture recommandée par le paragraphe 55 de la circulaire du 28 octobre 2011 relative aux règles particulières à divers actes de l’état civil relatifs à la naissance et à la filiation : « […] Lorsque le sexe d’un nouveau-né est incertain, il convient d’éviter de porter l’indication « de sexe indéterminé » dans son acte de naissance. Il y a lieu de conseiller aux parents de se renseigner auprès de leur médecin pour savoir quel est le sexe qui apparaît le plus probable compte tenu, le cas échéant, des résultats prévisibles d’un traitement médical. Ce sexe sera indiqué dans l’acte, l'indication sera, le cas échéant, rectifiée judiciairement par la suite en cas d’erreur. Si, dans certains cas exceptionnels, le médecin estime ne pouvoir immédiatement donner aucune indication sur le sexe probable d’un nouveau-né, mais si ce sexe peut être déterminé définitivement, dans un délai d’un ou deux ans, à la suite de traitements appropriés, il pourrait être admis, avec l’accord du procureur de la République, qu’aucune mention sur le sexe de l’enfant ne soit initialement inscrite dans l’acte de naissance. Dans une telle hypothèse, il convient de prendre toutes mesures utiles pour que, par la suite, l’acte de naissance puisse être effectivement complété par décision judiciaire. Dans tous les cas d’ambiguïté sexuelle, il doit être conseillé aux parents de choisir pour l’enfant un prénom pouvant être porté par une fille ou par un garçon. […] ».]]. L’inscription de la mention du sexe est réalisée à l’issue d’un constat médical de ce dernier. Le cas échéant, le prénom est rectifié en conséquence. En outre, l’article 99 al. 2 du Code civil, permet, ultérieurement, à la personne présentant une variation du développement génital, de pouvoir demander la rectification de la mention du sexe afin de la faire correspondre avec le constat médical.

La construction de ce dispositif est rationnelle, s’appuyant (logiquement) sur un constat médical afin que l’acte de l’état civil corresponde à la réalité. Il y a un contraste manifeste entre ce régime juridique et celui posé par l’article art. 61-6 al.3 du Code civil [[« […] Le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande. […] »]].  Pour cause, aux articles 57 al. 2 et 99 al. 2 du Code civil ne fait pas entrer dans le champ juridique la question de l’identité de genre. Dans les articles 57 al. 2 et 99 al. 2 du Code civil, il est consacré l’importance du diagnostique médical alors que dans le régime posé par les articles 61-5 à 61-8 du même Code, n’a pas été consacrée l’exigence d’un diagnostic médical prôné par la jurisprudence [[Cass. Ass. Plén. 11 décembre 1992, pourvoi n°91-11.900 ; Cass. 1ère civ., 7 juin 2012, pourvois n°10-26.947 et n°11-22.490 ; Cass. 1ère civ., 13 février 2013, pourvois n°11-14.515 et n°12-11.949.]].

 

  1. L’institution d’un régime dérogatoire au profit des personnes présentant une variation du développement génital

 

La perception de l’état des personnes en 2D (c’est-à-dire binaire) tient le choc dès lors que n’entre pas en ligne de compte la question de l’identité de genre qui doit rester dans la sphère de l’intimité de la vie privée. L’appréhension binaire ne se précarise pas non plus lorsqu’est traitée la question du transsexualisme car ce dernier reste tout de même dans le sillage de la binarité sexuelle. En effet, le transsexualisme renvoie à la situation d’un homme qui se vie femme, d’une femme qui se vie homme. Ce hiatus est traité juridiquement lorsque la transformation physique ponctue ou est ponctuée par une modification de la mention du sexe et du prénom. La perception binaire semble devenir fictive lorsque la question à traiter est celle du transgenre, c’est-à-dire qu’il y a bien le hiatus précédemment décrit homme qui se vie femme, d’une femme qui se vie homme, mais la transformation physique n’est pas entamée ou a été interrompue (quel que soit le motif). Dans ce cas, le droit positif récent (art. 61-5 à 61-8 du Code civil) interdit de frustrer l’individu qui a prouvé l’existence du hiatus sexe anatomique/genre. Ainsi, ce hiatus en engendre d’autres mettant en relief de manière quelque peu biaisée la nécessité de porter une réflexion sur le passage à une perception en 3D, c’est-à-dire créé une troisième option du fait que le Législateur n’a pas tiré les conséquences de la permission posée par l’article 61-6 du Code civil. Ce qui pose la question de la posture que doit prendre le juge et, à bref délai le Législateur, lorsque la personne transgenre [[L’Avis sur l'identité de genre et sur le changement de la mention de sexe à l'état civil, Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH), note de bas de page n°1 : « Personnes […] pour lesquels l’identité de genre ne correspond pas au sexe biologique et qui n’ont pas entamé de processus médical de réassignation sexuelle […] »]] et (surtout) la personne présentant une variation du développement génital (art. L2131-6 du Code de la santé publique ; art. 57 al.2 du Code civil) se trouve dans le cas d’une pérennisation de l'impossibilité médicale de déterminer le sexe.

Si pour répondre à cette problématique, il est pris en compte la donnée personnelle sensible qu’est l’identité de genre alors il faudra effectivement que soit posée la question de la création d’une troisième option « intersexe » ou « sexe neutre ».

 

Dans l’espèce dont a été saisie la Cour EDH (CEDH, 31 janvier 2023, requête n° 76888/17, Y c. France.), le juge du fond a été « audacieux » ou téméraire (TGI Tours, 2e ch. civ., 20 août 2015 : « […] Par ailleurs, la demande de X se heurte à aucun obstacle juridique afférent à l'ordre public, dans la mesure où la rareté avérée de la situation dans laquelle il se trouve ne remet pas en cause la notion ancestrale de binarité des sexes, ne s'agissant aucunement dans l'esprit du juge de voir reconnaître l'existence d'un quelconque « troisième sexe », ce qui dépasserait sa compétence, mais de prendre simplement acte de l'impossibilité de rattacher en l'espèce l'intéressé à tel ou tel sexe et de constater que la mention qui figure sur son acte de naissance est simplement erronée. C'est pourquoi conviendra-t-il d'ordonner que soit substituée dans son acte de naissance à la mention « de sexe masculin », la mention « sexe : neutre », qui peut se définir comme n'appartenant à aucun des genres masculin ou féminin, préférable à « intersexe » qui conduit à une catégorisation qu'il convient d'éviter (ne s'agissant pas de reconnaître un nouveau genre) et qui apparaît plus stigmatisante.  […] ».). En effet, à l’issue d’un raisonnement contenant quelques contradictions, le juge de première instance s’octroie le pouvoir de réformer la Loi sur la tenue de l’état civil. Le juge met en relief la rareté de la situation, souligne l’autorité de la binarité sexuelle dans l’ordre juridique (« […] remet pas en cause la notion ancestrale de binarité des sexes […] »), indique ne pas reconnaître l’existence d’un troisième sexe pourtant crée une troisième option qui sera nécessairement stigmatisante quel que soit la locution consacrée car elle mettra en relief une donnée personnelle sensible : l’identité de genre.

 

C’est dans ce sens que la Cour de cassation, en date du 4 mai 2017 (pourvoi n°16-17.189), rejette le pourvoi formé contre la décision d’appel qui censure le jugement du TGI de Tours ((TGI Tours, 2e ch. civ., 20 août 2015.) : « […] Mais attendu que la loi française ne permet pas de faire figurer, dans les actes de l'état civil, l'indication d'un sexe autre que masculin ou féminin ; Et attendu que, si l'identité sexuelle relève de la sphère protégée par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l'état civil poursuit un but légitime en ce qu'elle est nécessaire à l'organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur ; que la reconnaissance par le juge d'un "sexe neutre" aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination ; […] ». Sans s’appesantir sur la question de l’identité de genre (« l'identité sexuelle »), le juge du droit met en relief la nécessité de protéger le but légitimement poursuivi par le législateur en restreignant la perception de l’état civil à la binarité sexuelle. En l’espèce, le corps médical rencontrait des difficultés à déterminer le sexe de l’intéressé tant il était en prise à une contrariété (ambiguïté sexuelle) entre son sexe chromosomique (caryotype XY, c’est-à-dire masculin), son sexe anatomique (existence d’un vagin rudimentaire et existence d’un micropénis). À ce titre, le juge d’appel procède à la recherche de faisceaux d’indices qui ont mis en relief une correspondance entre son apparence, sa vie sociale et le sexe indiquée dans l’acte de l’état civil. C’est la méthode qui permettra aux juges de régler l’ongle mort du dispositif posé par les articles 57 al. 2 et 99 al. 2 du Code civil. En effet, insérés dans le Code civil par la loi n°2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique, donc postérieurement à la décision de la Cour de cassation, en date du 4 mai 2017 (pourvoi n°16-17.189), le dispositif relatif aux personnes présentant une variation du développement génital repose principalement sur le constat médical du sexe de l’individu. Ainsi, si la médecine est dans une impasse, c’est-à-dire lorsque l’impossibilité de déterminer le sexe de l’individu se consolide, alors il faut une solution alternative. Cette dernière n’est pas posée par les articles dédiés. Par conséquent, la démarche méthodologique de la Cour d’appel d’Orléans, en date du 22 mars 2016 n°15/03281 [[Marie-Xavière CATTO, « de la neutralité biologique à la masculinité juridique. Note sur la qualification de la cour d’appel d’orléans, le 22 mars 2016 » ; RDLF 2016, Chron. 18.]], confortée par la Cour de cassation [[Cass. 1ère civ., 4 mai 2017, pourvoi n°16-17.189.]] offre une alternative crédible à une situation caractérisée par sa rareté [[Estimée à 2% des naissances en 2009 d’après une étude de la Haute Autorité de Santé évoquée dans le rapport d’information sur « les variations du développement sexuel : lever un tabou, lutter contre la stigmatisation et les exclusions » ; pa. 22.]].

 

La Cour Européenne des Droits de l’Homme du 31 janvier 2023 (CEDH, 31 janvier 2023, requête n° 76888/17, Y c. France)  a pris acte de l’évolution législative sur la question par la loi n°2021-1017 (paragraphes n°18 à 20, p. 9, de l’arrêt CEDH précité) et souligne qu’en « […] l’absence de consensus européen en la matière, il convient donc de laisser à l’État défendeur le soin de déterminer à quel rythme et jusqu’à quel point il convient de répondre aux demandes des personnes intersexuées, tel que le requérant, en matière d’état civil, en tenant dûment compte de la difficile situation dans laquelle elles se trouvent au regard du droit au respect de la vie privée en particulier du fait de l’inadéquation entre le cadre juridique et leur réalité biologique. Elle rappelle sur ce point que la Convention est un instrument vivant, qui doit toujours s’interpréter et s’appliquer à la lumière des conditions actuelles, et que la nécessité de mesures juridiques appropriées doit donc donner lieu à un examen constant eu égard, notamment, à l’évolution de la société et de l’état des consciences […] ».

 

À ce titre, pour l’heure, le récent régime juridique posé au profit des personnes présentant une variation du développement génital semble en capacité de tenir son rôle. Cependant, reste à combler législativement le vide juridique révélé par la situation caractérisée par l’impossibilité consolidée de déterminer médicalement le sexe de l’individu. La Cour de cassation [[Cass. 1ère civ., 4 mai 2017, pourvoi n°16-17.189.]] consacre une alternative à l’indétermination médicale en prônant une méthodologie de rattachement à un sexe par le biais de l’exploration et la réunion suffisante de faits qui doivent permettre de déterminer le sexe le plus vraisemblable. Cela doit être dans une vigilance particulière portée à la proportionnalité de l’utilisation de cette alternative de rattachement à un sexe au regard de l’atteinte portée au respect de la vie privée compte tenu du but légitime poursuivi de préservation de l’ordre juridique dont la binarité sexuelle est un pilier fondamental. Peut-être aussi est-ce là l’occasion de prendre conscient que notre législation, profondément sexuée, devrait davantage se centrer sur l’être humain plutôt que son sexe ?

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12 mars 2023 7 12 /03 /mars /2023 22:58

Intuitivement, lorsque la locution de « bien commun numérique » arrive aux oreilles, il est naturellement compris qu’il s’agit de choses qui ont un fort ancrage dans le monde de l’Internet et de la production de logiciel. Dans une appréhension très basique et simpliste, cette perception n’est pas totalement fausse bien que très lacunaire. À ce titre, pour mieux en appréhender les contours et le contenu, il est nécessaire de procéder à une dissection de cet objet juridique mal identifié bien que souvent définit comme un ensemble de « ressources partagées gérées et maintenues collectivement par une communauté » (Serge ABITEBOUL, Membre du collège de l’ARCEP et Directeur de recherche INRIA ; Membre du conseil d’administration de la fondation INRIA).

 

  1. Identification par le biais du droit des biens

 

Le droit des biens est composé de plusieurs dichotomies qui participent à sa structuration. La plus connue est celle distinguant les biens meubles et les biens immeubles (art. 516 du Code civil).  Cependant, il subsiste une distinction préliminaire existant entre « bien » et « chose ». en effet, toutes deux peuvent désigner un objet animé ou inanimé [doué de conscience ou pas ou au moins doué de sensibilité] qui affecte tout ou partie des sens d’une personne. Toutefois, la notion de bien caractérise les objets qui sont susceptibles d’appropriation, c’est-à-dire que l’on peut en faire sa propriété. Par conséquent, c’est la possibilité de faire d’un objet sa propriété qui permet de le qualifier de bien.  A contrario, un objet non susceptible d’appropriation est qualifié de chose (art. 714 du Code civil). C’est de là que découle, notamment, la notion de « choses communes ». En effet, les choses dites « communes » sont des objets (terrestres ou célestes) qui n’appartiennent à personne (a priori, non susceptibles d’appropriation) dont l’usage est commun à tous soit par nature soit du fait de la Loi. Par conséquent, sont des choses communes : le soleil, le vent, l’air, l’espace extra-atmosphérique…

À ce titre, le bien commun numérique, parce qu’il est un « bien » caractérise une chose susceptible d’appropriation. En outre, à l’instar (et par transposition) de l’utilisation de cette notion en droit matrimonial (régime de la communauté entre époux ; articles 1400 à 1527 du Code civil), les biens communs numériques sont caractérisés par l’ensemble des biens sur lesquels des personnes ont les mêmes pouvoirs. Dès lors, dans la mesure où ils évoluent dans un « espace public » (en l’occurrence, Internet [Leterre, Thierry. « L'Internet : espace public et enjeux de connaissance », Cahiers Sens public, vol. 7-8, no. 3-4, 2008, pp. 203-217.]), les biens communs numériques sont-ils des biens publics ?

 

Un bien public est généralement caractérisé par deux éléments (« Mondialisation : une chance pour l'environnement ? » ; P. 46 ; Rapport d'information n° 233 [2003-2004] de M. Serge LEPELTIER, fait au nom de la délégation du Sénat pour la planification, déposé le 3 mars 2004) : la non-rivalité et la non-exclusion (non-excluable). Est considérée comme non-rivale la possibilité d’utilisation d’un bien par plusieurs personnes, le cas échéant, simultanément. En outre, la non-exclusion, est matérialisée par l’impossibilité d’exclure une ou plusieurs personnes de l’usage du bien. Concrètement, exemple classique, l’éclairage public est un bien public commun car tout le monde en profite simultanément (non-rival) lorsqu’il existe et il n’est pas possible d’en empêcher le bénéfice de manière sélective à quelques-uns. Ainsi, parce que les biens communs numériques sont accessibles par tous simultanément et qu’il n’est procédé à aucune limite d’accès, les biens communs numériques sont également non-rivaux et non-exclusifs (« Mémo sur les communs numériques » : https://www.wikimedia.fr/wp-content/uploads/2021/10/Memo-sur-les-communs-avec-compression_1.pdf). Cependant, ces derniers n’appartiennent pas nécessairement à une personne publique, ce qui est le cas des biens publics. Dès lors, dans la mesure où ils ne sont pas nécessairement la propriété d’une personne publique mais qu’ils sont non-exclusifs et non-rivaux, les biens communs numériques entrent dans la catégorie des biens collectifs. « Un bien collectif est un bien dont la consommation par un individu supplémentaire ne réduit pas la satisfaction des autres. Le bien collectif existant ou créé, est accessible à tous sans condition » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Bien_collectif). Cette approche correspond sans nul doute, dans une certaine mesure, à la définition de « biens communs numériques » posée précédemment, c’est-à-dire l’ensemble des « ressources partagées gérées et maintenues collectivement par une communauté » (Serge ABITEBOUL, Membre du collège de l’ARCEP et Directeur de recherche INRIA ; Membre du conseil d’administration de la fondation INRIA). Dès lors, bien collectif, le bien commun numérique est une ressource (code source, encyclopédie collaborative [telle que wikipédia], …) générée dynamiquement par l’ensemble des membres d’une communauté et mis à disposition de manière non-exclusive et non-rivale au profit tant des membres de la communauté que d’usager de la ressource, c’est-à-dire des personnes qui ne collaborent pas nécessairement (tout au moins) à l’auto-alimentation ou auto régénération de cette dernière. Ainsi, les biens communs numériques ne sont pas des choses consomptibles, au contraire, dans une certaine mesure, l’utilisation de cette ressource est l’opportunité d’enrichissement de son contenu ce qui le pose en corps certain (ou chose non fongible, art. 1347-1 al. 2 du Code civil ; « Chose caractérisée par son irréductible individualité […] par conséquent, insusceptible d’être remplacée par une autre […] » Lexique des termes juridiques 2021-2022, Dalloz.) frugifère (art. 582 et 583 du Code civil). En effet, bien qu’évolutifs du fait du processus collaboratif qui en font des biens qui disposent d’une dynamique propre, les biens communs numériques produisent de la richesse (fruits industriels et/ou fruits civils) sans que sa substance ne soit altérée. C’est à ce titre qu’il s’agit d’un bien patrimonial car susceptible d’avoir une valeur vénale non négligeable au regard de l’importance d’une telle ressource tant sur le plan économique que celui de l’attractivité et de la « souveraineté numérique » d’un État.

 

  1. Identification par le biais du droit de la propriété intellectuelle

 

Les biens communs numériques sont des ressources dont la matière première, c’est-à-dire le code source, est susceptible d’appropriation et dispose, à ce titre, d’une valeur vénale du fait de son intérêt tant scientifique que technique. Ainsi, les biens communs numériques doivent être protégés.

 

En tant que « ressources partagées gérées et maintenues collectivement par une communauté », les biens communs numériques pourraient soit être considérés comme des œuvres de collaboration (art. L113-2 al. 1 du Code de la propriété intellectuelle) soit comme des œuvres collectives (art. L113-2 in fine du Code de la propriété intellectuelle). Est une œuvre de collaboration, la création à laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques. À ce titre, l’œuvre de collaboration est la propriété commune des coauteurs qui exercent leurs droits en commun sur leur œuvre (art. L113-3 du code précité). Cette dernière description tirée du code de la propriété intellectuelle correspond assez bien à la définition des biens communs numériques qui a été proposée précédemment. En effet, l’esprit même des communs numériques est de l’enrichissement continue du bien par l’apport collaboratif des membres de la communauté qui en est la gestionnaire. Cependant, selon le type de gouvernance que recouvre la notion de « communauté », les communs numériques pourraient également correspond au régime de l’œuvre collectives, c’est-à-dire celle créée à l’initiative d’une personne (« la communauté » ; Wikipédia, Linux ou OpenStreetMap…) qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et son nom (art. L113-2 in fine) sans qu’il soit possible de différencier la contribution des participants au projet communautaire.

En tout état de cause, que les biens communs numériques soient qualifiée d’œuvres collectives ou de collaborations, en tant que ressources partagées non-exclusives et non-rivales, est pourront être des éléments d’une œuvre composite (art. L113-2 et L113-4 du Code de la propriété intellectuelle). C’est de ce point de vue qu’intervient notamment le ministère de la transformation et de la fonction publiques (notamment circulaire data n°6264/SG du 27 avril 2021) ou encore l’Assemblée numérique co-organisée à Toulouse les 21 et 22 juin 2022 par la présidence française du Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne précédée par la conférence « Construire la souveraineté numérique de l’Europe » organisée les 7 et 8 février 2022. En effet, il s’agit pour ses institutions, dans la mesures où, malgré leurs forts ancrage dans une perspective non-rivale et non-exclusive,  les biens communs numériques sont des objets qui ne sont pas hors du commerce ; ils peuvent faire l’objet de manière hostile ou pas à des tractations de grands fournisseurs de services numériques essentiellement implantés dans une stratégie mercantile, c’est-à-dire rivale (biens communs consomptibles) et/ou exclusive (biens de clubs ou biens collectifs impurs), donc privative (rivale et exclusive).

 

Ainsi, il est posé un plan d’action des institutions publiques françaises (notamment) et européennes afin de promouvoir tant le financement public des biens communs numériques (Création d’un guichet unique européen pour orienter les communautés vers les financements et aides publiques adéquats ; lancement d’un appel à projet pour déployer rapidement une aide financière aux communs les plus stratégiques ; création d’une fondation européenne pour les communs numériques, avec une gouvernance partagée entre les États, la Commission européenne et les communautés des communs numériques ; la mise en place du principe « communs numériques par défaut » dans le développement des outils numériques des administrations publiques.) que leur utilisation plus soutenue (par le développement et l’accompagnement de l’ouverture et de la libération des codes sources ; en s’appuyant sur les logiciels libres, open source et les communs numériques pour renforcer l’attractivité de l’État-employeur auprès des talents du numérique). Il y a là une volonté, en quelque sorte, de faire des biens communs numériques un bien public ou au moins quelque chose d’assimilable.

 

Est-il possible d’en faire une chose hors du commerce à l’instar des choses communes (a priori, non susceptibles d’appropriation) ?

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28 janvier 2023 6 28 /01 /janvier /2023 15:10

L’ordre public économique est une notion juridique à géométrie variable que l’on peut définir comme l’ensemble des normes qui s’imposent à la volonté des parties afin de faire prévaloir des impératifs d’intérêt général ayant pour objectif « d’assurer le bon fonctionnement du Marché » (Cons. const., décision n°  2011-126 QPC du 13  mai 2011, Société Système U Centrale Nationale et autre : première fois évoquée par le Conseil Constit. ; Cons. const., décision n°  2012-280 QPC, 12  octobre 2012, Société Groupe Canal Plus et autre, cons. 11. ; Cons. const., décision n° 2013-3 LP du 1er octobre 2013, Loi du pays relative à la concurrence en Nouvelle- Calédonie, cons. 5. ; CE Ass., 21 décembre 2012, Sociétés Groupe Canal Plus et Vivendi Universal, n°353856, cons. 48 et 49, v. aussi. cons. 63. ; CE Ass., 23 décembre 2013, Société Métropole Télévision [M6], n° 363702, cons. 23. ; CE, 16 juillet 2014, Société Copagef, n° 375658, cons. 3.). Ce dernier, le Marché, est une réalité spatiotemporelle, c’est-à-dire délimitée tant géographiquement [soit localement, soit mondialement] que tributaire de l’écoulement du temps, lui-même déterminable géographiquement. Au sein de réalité interagissent producteurs, fournisseurs, distributeurs, industriels, opérateurs, financeurs (banques, établissement de crédits…), revendeurs, consommateurs (etc.) notamment en échangeant des biens (corporels ou incorporels), des valeurs ou des devises dans le cadre plus ou moins formalisé d’accords plus ou moins équilibrés posant les conditions de leurs interrelations.

Ainsi, au regard de ce qui précède, vous l’aurez compris, « assurer le bon fonctionnement du Marché » n’est pas une mince affaire. Par conséquent, afin de simplifier la compréhension de la notion « d’ordre public économique », il faut l’appréhender comme un principe général de Régulation des Libertés (notamment les libertés contractuelle et d’entreprendre) qui gouvernent les interrelations entre la pluralité d’acteurs aux intérêts et mobiles pas nécessairement convergeant. Dès lors, l’ordre public (en l’occurrence économique) se pose en-dehors de toute considération d’opportunité pour les destinataires. En effet, les normes qui intéressent la Police (dans le sens de régulation) de l’activité Economique et qui sont d’ordre public, doivent (normalement) impérativement être mise en œuvre de leur propre chef par les parties concernées. À défaut de cette prompte soumission, le cas échéant, lesdites normes d’ordres publics sont excipées par l’autorité de régulation compétente ou par le juge.

En tout état de cause, la charge de mise en place de dispositifs propres à « assurer le bon fonctionnement du Marché » pèse sur le Législateur qui, au moins, depuis 1950 travaille à réguler le « monde des affaires » notamment par la prohibition de certaines pratiques qualifiées de « restrictives de concurrence » et considérées comme « déloyales ». Pour s’atteler à cette tâche, le Législateur part du postulat que « l’interrelation entre la pluralité d’acteurs aux intérêts et mobiles pas nécessairement convergeant » est déséquilibrée. D’ailleurs, les propos de M. Pierre HERISON (Sénateur du 24 septembre 1995 au 30 septembre 2014), présentant un avis (n° 4 [2000-2001] ; 4 octobre 2000) au nom de la commission des affaires économiques, sur le projet de loi n° 321 (1999-2000) relatif aux nouvelles régulations économiques, cristallisent assez bien l’un des objets de la lutte contre les pratiques restrictives de concurrence notamment la situation de « déséquilibre » qui en est la cible : « La coopération commerciale désigne l’ensemble des services spécifiques, distincts des services liés à l’achat ou à la vente, fournis par les distributeurs à leurs fournisseurs, moyennant le versement d’une rémunération. […] Elle consiste à faire participer le fournisseur au financement de diverses opérations commerciales et, notamment, d’opérations publicitaires telles que la mise en avant de produits en tête de gondole, l’organisation d’animations en magasin, ou encore la promotion de produits dans des catalogues publicitaires. Cependant, se développe, depuis peu, une coopération commerciale dite "fictive", c’est-à-dire dépourvue de contrepartie réelle, le fournisseur se voyant alors contraint de verser des primes ou de consentir des ristournes sans obtenir en retour un avantage commercial particulier. C’est cette coopération commerciale et fictive qui est ici visée […] ». Ces propos, mettent en relief la nécessité de procéder à la vérification de l’existence d’une réciprocité consistant pour chaque partie à l’interrelation (c’est-à-dire dans le cadre de la négociation, de la conclusion ou de l'exécution d'un contrat) de recevoir de l’autre un avantage en contrepartie de celui qu’elle procure. C’est l’essence même du contrat à titre onéreux qui est la base des relations d’affaires, la substance même du Marché. Ainsi, dans la recherche de la dilution des coopérations commerciales dite fictive ou déséquilibrées, il est impératif pour le Législateur de poser un dispositif veillant à préserver, autant que faire se peut, le caractère commutatif de la relation d’affaire. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas de prôner un quelconque égalitarisme dans les relations d’affaires mais de s’assurer que chaque partie « s’engage à procurer à l’autre un avantage qui est regardé comme l’équivalent de celui qu’elle reçoit. » (art. 1108 al. 1 du Code civil). C’est à ce titre, que l’article L442-1 du Code de commerce travaille à « […] assurer le bon fonctionnement du Marché ». Petit bémol, se pose ainsi, concomitamment, la question du dosage de l’interventionnisme « Législativo-judiciaire » (excusez ce barbarisme) dans la jauge du caractère réellement commutatif de la « coopération commerciale ».

 

  1. La préservation du bon fonctionnement du marché par l’évaluation de la consistance de la contrepartie inhérente à la coopération d’affaires

 

Le Législateur (voire le gouvernement habilité pour le faire) a à plusieurs reprises (Ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence [voir notamment son titre IV « De la transparence et des pratiques restrictives »] ; Loi n° 96-588 du 1er juillet 1996 sur la loyauté et l’équilibre des relations commerciales ; Ordonnance n° 2000-912 du 18 septembre 2000 relative à la partie législative du code de commerce ; Loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques : recodification L442-6.I.2° vers L442-1.I.1° du code de commerce ; Loi n° 2005-882 du 2 août 2005 (Loi Dutreil) : a ajouté la globalisation artificielle du chiffre d’affaires et la demande d’alignement sur les conditions commerciales obtenues par d’autres clients ; Loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 (Loi Hamon) : a ajouté à ces exemples la pratique des demandes supplémentaires, en cours d’exécution du contrat, visant à maintenir ou accroître abusivement ses marges ou sa rentabilité ; Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 [Loi Sapin 2] :  a étendu la liste des types de prestations susceptibles de donner lieu à des avantages injustifiés [promotion commerciale, services rendus par une centrale internationale regroupant des distributeurs] ; Ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 portant refonte du titre IV du livre IV du code de commerce relatif à la transparence, aux pratiques restrictives de concurrence et aux autres pratiques prohibées [loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018, dite « Egalim », a habilité le Gouvernement à prendre ladite ordonnance]) soit posé soit ajusté des dispositifs visant à lutter contre les pratiques restrictives, c’est-à-dire, l’obtention d’avantages sans contrepartie ou disproportionnés (art. L442-1.I.1° du Code de commerce), l’imposition d’un déséquilibre significatif dans les relations commerciales (art. L442-1.I.2° du Code de commerce), la rupture brutale de relations commerciales établies (art. L442-1.II du Code de commerce), la violation des obligations résultant du droit de l’Union européenne encadrant des activités d’intermédiation (art. L442-1.III du Code de commerce), la violation de certaines interdictions de revente hors réseau (art. L442-2 du Code de commerce) ou encore la fixation de prix abusivement bas pour les produits agricoles et les denrées alimentaires (art. L442-7 du Code de commerce). Ce travail de régulation impose de disqualifier tout accord ou recherche d’accord qui poserait ou viserait à poser une mécanique contractuelle qui diluerait le caractère réel de l’équivalence due par l’une des parties à l’autre.

 

En l’espèce, l’association ILEC (institut de liaisons des entreprises de consommation) astreint la société Amazon EU devant le juge de commerce afin que cette dernière société soit enjointe de cesser (art. L442-4 du Code de commerce) ses pratiques restrictives de concurrence prohibées par l’article L442-1.I.1° du Code de commerce. C’est à ce titre que le Conseil constitutionnel est saisi par la Cour de cassation (Cass. Chb. Com., 7 juillet 2022, pourvoi n°22-40.010) de la QPC (Question Prioritaire de Constitutionnalité) transmise par le jugement du Tribunal de commerce de Paris en date du 10 mai 2022. En effet, conformément à l’article 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958, à l’occasion de l’instance en cours devant le Tribunal de commerce, la société Amazon UE excipe l’atteinte portée aux libertés contractuelle et d’entreprendre par les dispositions de l’article L442-1.I.1° du Code de commerce. Il est  plus particulièrement reproché au texte précité d’octroyer au juge un pouvoir de contrôle considérable sur les conditions économiques de toute relation commerciale au point ou ce dernier aurait reçu du Législateur un pouvoir de « contrôle généralisé de la lésion et de fixation judiciaire des prix »  (Cyril Grimaldi, « Vers un contrôle généralisé de la lésion en droit français ? », Recueil Dalloz, 2019, p. 388 ; Clémence Mouly-Guillemaud, « Déséquilibre significatif et rupture brutale : variations introduites par la refonte du Titre IV du Livre IV du Code de commerce », RLDC, n° 172, juillet 2019 ; Martine Behar-Touchais, « Les différentes pratiques restrictives de concurrence dans les ordonnances du 24 avril 2019 », La Semaine Juridique - Entreprise et affaires, n° 29, 18 juillet 2019. Voir également le commentaire de la décision n°2022-1011 QPC du 06/10/2022 accessible sur le site du Conseil constitutionnel) en violation de la liberté constitutionnelle pour chaque individu de négocier librement les termes de leurs futures relations d’affaires et limitant ainsi de manière consécutive et excessive la liberté d’entreprendre. En outre, il est également fait reproche aux dispositions de lutte contre les pratiques restrictives de concurrence de méconnaitre le principe de légalité des délits et des peines qui est tiré de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (DDHC). En l’espèce, la question prioritaire de constitutionnelle de  la société Amazon EU est formulée de la manière suivante : « Les dispositions de l'article L. 442-1, I, 1°, du code de commerce, prises dans leur rédaction issue de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 et maintenue inchangée par les lois n° 2020-1508 du 3 décembre 2020, n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 et n° 2021-1357 du 18 octobre 2021, méconnaissent-elles les droits et libertés garantis par la Constitution tels que la liberté d'entreprendre, la liberté contractuelle, le principe d'égalité devant la loi, la garantie des droits et le principe de légalité des peines ? ».

 

L’article L442-1.I.1° du Code de commerce pose (notamment) un mécanisme de responsabilité à l’encontre des acteurs principaux de la scène des affaires de production, de distribution ou de services, lorsque ceux-ci ont obtenu ou ont tenté d’obtenir de leurs cocontractants (ou futurs cocontractants) « un avantage ne correspondant à aucune contrepartie ou manifestement disproportionné au regard de la valeur de la contrepartie consentie ; ». Il faut noter que le champ d’action de ce dispositif est plus large que celui de son ancêtre l’article L442-6.I.2° du  Code de commerce en vigueur du 21 septembre 2000 au 16 mai 2001. En effet, les personnes (physiques ou morales) susceptibles d’être concernées par cet responsabilité ne se limitent plus aux producteurs, aux commerçants, aux industriels ou aux artisans. En outre, toute relation contractuelle (conclusion ; exécution) ou précontractuelle (négociations) est concernée et pas uniquement « les relations commerciales ».

Ainsi, comme amorcé précédemment, l’article L442-1.I.1° du Code de commerce, s’intéresse aux interrelations (relations réciproques existant entre acteurs économiques) à titre onéreux au sein desquelles la base est que chacune des parties s'engage à procurer à l'autre un avantage qui est regardé comme l'équivalent de celui qu'elle reçoit. Ainsi, il y a déséquilibre dans l’interrelation lorsque l’avantage reçu par l’une des parties n’est pas considéré comme équivalente (art. 1169 du Code civil ; Cass. com., 11 septembre 2012, Société Carrefour, n° 11-14.620) soit parce qu’elle n’existe pas (fictif ou illusoire) soit parce qu’elle est dérisoire au regard de la valeur estimée du bien ou du service commuté. Dans la mesure où le cœur du dispositif consiste à jauger la consistance de l’équivalence des contreparties, l’article L442-1.1° du Code précité, pose une justice commutative d’ailleurs fortement décriée par une partie de la doctrine (Cyril Grimaldi, « Vers un contrôle généralisé de la lésion en droit français ? », Recueil Dalloz, 2019, p. 388 ; Clémence Mouly-Guillemaud, « Déséquilibre significatif et rupture brutale : variations introduites par la refonte du Titre IV du Livre IV du Code de commerce », RLDC, n° 172, juillet 2019 ; Martine Behar-Touchais, « Les différentes pratiques restrictives de concurrence dans les ordonnances du 24 avril 2019 », La Semaine Juridique - Entreprise et affaires, n° 29, 18 juillet 2019.) dont la constitutionnalité est dénoncée via la QPC formulée par la société Amazon EU.

 

  1. La constitutionnalité de la justice commutative instaurée par l’article L442-1.I.1° du Code de commerce

 

La justice commutative est l’obligation pour les juges de jauger la consistance (c’est-à-dire, réelle, illusoire ou dérisoire) des contreparties que doivent se procurer réciproquement les parties dans une interrelation à titre onéreux. Compte tenu de l’objectif de préservation de l’ordre public économique et de s’assurer un équilibre des relations commerciales (Décision n° 2011-126 QPC du 13 mai 2011, Société Système U Centrale Nationale et autre [Action du ministre contre des pratiques restrictives de concurrence], cons. 5 ; Décision n° 2012-280 QPC du 12 octobre 2012, Société Groupe Canal Plus et autre [Autorité de la concurrence : organisation et pouvoir de sanction], cons. 11 ; Décision n° 2021-965 QPC du 28 janvier 2022, Société Novaxia développement et autres [Sanction des entraves aux contrôles et enquêtes de l’Autorité des marchés financiers], paragr. 11.), le caractère commutatif du contrôle juridictionnel en la matière n’est pas inopportun. D’ailleurs, le juge constitutionnel a déjà eu à se prononcer sur la conformité constitutionnelle d’un tel contrôle des pratiques restrictives de concurrence notamment lors de QPC formulée à l’encontre de l’ancien article L442-6 du Code de commerce (Décision n° 2011-126 QPC du 13 mai 2011 ; Décision n° 2018-749 QPC du 30 novembre 2018.), texte dont le champ d’action était plus restreint que le nouvel article L442-1 du même Code.

 

En tout état de cause, en l’espèce, il est demandé de contrôler la conformité de cette justice commutative au regard de la liberté contractuelle et de la liberté d’entreprendre. Pour rappel, les libertés précitées sont tirées de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (Décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Loi de nationalisation ; Décision n° 2000-437 DC du 19 décembre 2000, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2001.) : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. ». Il est important de mettre en relief que l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, prône une équivalence qui repose sur le fait que la liberté d’un individu est un « avantage » qui est regardé comme l’équivalent de celle due à autrui ; seule la Loi peut réguler cette liberté soit du fait d’exigences constitutionnelles ou encore parce que la régulation est justifiée par l’intérêt général sans pour autant pouvoir y porter une atteintes disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi (Décision n°2022-1011 QPC du 6 octobre 2022, cons.3). Ainsi, ni la liberté contractuelle ni la liberté d’entreprendre (aucune liberté d’ailleurs) ne doivent être appréhendées comme absolue. L’ordre public (en l’occurrence économique) est un régulateur ayant pour objectif de poser les bornes permettant à chaque individu de jouir de manière équivalente des libertés dont il dispose naturellement. Ainsi, en l’espèce, la question de fond est celle de savoir si le dispositif de responsabilité et de sanction posé par l’article L442-1.I.1° du Code de commerce est disproportionné au regard de l’objectif consistant à préserver l’ordre public économique des pratiques restrictives de concurrence et de s’assurer un équilibre des relations commerciales ?

 

Afin de répondre à cette question, le juge constitutionnel se livre à un contrôle commun (Décision n° 2017-649 QPC du 4 août 2017) du fait de la connexité entre les deux libertés. En effet, après avoir rappelé le caractère non absolu des libertés et la possibilité conditionnelle pour le Législateur d’apporter des limitations (Décision n°2022-1011 QPC du 6 octobre 2022, cons.3), le Conseil constitutionnel a mis en relief l’objectif d’intérêt général des dispositions de l’art. L442-1.I.1° du Code de commerce en soulignant le fait qu’elles visent à préserver l’ordre public économique en réprimant certaines pratiques restrictives de concurrence et visent également à assurer un équilibre dans les relations commerciales (Décision n°2022-1011 QPC du 6 octobre 2022, cons.5). En outre, l’obligation qui pèse sur le juge saisi consistant uniquement au constat de l’existence des pratiques prohibées, il n’est pas relevé d’atteinte disproportionnée compte tenu de l’objectif de préservation du bon fonctionnement du Marché.

 

La liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre, en cohérence avec le texte d’où elles sont tirées (art. 4 DDHC), impliquent que chaque individu tant dans la relation contractuelle que dans la relation d’entreprenariat s’engage à procurer à l’autre un avantage qui est regardé comme l’équivalent de celui qu’il reçoit. C’est à ce titre que la lutte contre les pratiques consistant à poser des contreparties illusoires (fictives) ou dérisoires compte parmi les démarches nécessaires pour assurer à chaque individu la jouissance des mêmes droits, c’est-à-dire l’obtention de contreparties considérées comme équivalente. L’absence (illusoire ou dérisoire ; déséquilibre) d’équivalence est illicite (art. L442-1.I.1° du Code de commerce). Ainsi, les acteurs de la scène des affaires devront être davantage sensible à la mise en place de critères ou/et dispositifs contractuels propres à cristalliser l’existence d’avantage équivalent à celui qui est reçu. En effet, il s’agira notamment d’être vigilant sur la stipulation du caractère « manifestement disproportionné » d’avantages obtenus alors que la contrepartie n’est pas (au préalable) clairement définie ou est inexistante. L’avantage obtenu doit correspondre à un bien ou/et un service appréhendé comme équivalent par l’autre partie. Pour les contrats de gré à gré (les stipulations sont négociables entre les parties ; art. 1110 al. 1 du Code civil), la phase précontractuelle (négociation) est encore plus que jamais le moment d’ajustement de l’équivalence des contreparties et de cristallisation par des clauses de la jauge des équivalences. Pour les contrats d’adhésion (comporte un ensemble de clauses non négociables, déterminées à l'avance par l'une des parties ; art. 1110 al. 2 du Code civil), il faudra être vigilant sur les clauses génériques et les mécanismes de fixation de taux globaux in abstracto qui risque d’être source soit de disproportion manifeste soit poser un résultat dérisoire. En tout état de cause, lors de la conclusion du contrat, il est important de poser un mécanisme et/ou des critères de réajustement/évaluation « en cours d’exécution » de la consistance des équivalences. En claire, Les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi. Les libertés contractuelle et d’entreprendre ne permettent pas de déroger aux règles qui intéressent l'ordre public économique (art. 1102 al.2 et 1104 du Code civil).

Publié sur village de la justice :  https://www.village-justice.com/articles/plateforme-libertes-contractuelles-entreprendre-avantage-sans-contrep artie,43958.html 

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28 janvier 2023 6 28 /01 /janvier /2023 15:07

Lors des débats au Sénat sur la loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, quatre sénateurs [[Mesdames Anne-Marie ESCOFFIER et Françoise LABORDE, messieurs Y. COLLIN et Jacques MÉZARD ; Voir p.8581 du JORF Sénat session ordinaire 2009-2010, compte-rendu intégral de la séance du 13 octobre 2009.]] avaient proposé un amendement n°1 (rectifié) afin que soit insérer après les mots « de ce qu’une disposition législative [[Voir article 23-1 de l’ordonnance du 7 novembre 1958.]] », les mots « le cas échéant interprétée par la jurisprudence ». Par cette tentative d’enrichissement de la loi organique, les sénateurs auteurs de l’amendement avaient voulu soumettre la jurisprudence, c’est-à-dire l’interprétation faite de la loi par les juges, au contrôle de constitutionnalité. Cette proposition découlait d’une vérité juridique [[Hans KELSEN, « Théorie générale des normes » ; Traduit de l’allemand par Olivier BEAUD et Fabrice MALKANI ; Léviathan – PUF. Hans KELSEN, « Théorie générale du droit et de l’état » ; traduit par Béatrice LAROCHE et Valérie FAURE ; LGDJ/BRUYLANT – La pensée juridique. Han KELSEN, « Théorie pure du droit » ; traduit par Charles EISANMANN ; DALLOZ (1962).]] difficilement discutable et défendue de la manière suivante par l’un des auteurs de l’amende n°1 : « Une disposition législative peut ne pas être en soi inconstitutionnelle mais l'être devenue du fait de la jurisprudence des cours et des tribunaux. Aussi considérons-nous que doivent pouvoir être mises en cause devant le Conseil constitutionnel non seulement les dispositions législatives, mais aussi la jurisprudence à laquelle elles ont donné lieu [[Intervention de Monsieur le sénateur Jacques MÉZARD, telle que relatée à la page 8581 du JORF Sénat session ordinaire 2009-2010, compte-rendu intégral de la séance du 13 octobre 2009.]]. ».

Pourtant, il apparaît lors des « débats » que cette réalité tenant de la substance même de la normativité ait été perçue comme incongrue par la commission qui a eu à étudier l’amendement. En effet, le rapporteur de ladite commission s’exprime de la sorte : « Cet amendement nous a laissés quelque peu perplexes : une loi est constitutionnelle ou pas. Nous ne nous intéressons pas ici au contrôle de constitutionnalité de la jurisprudence, qui est indépendante du texte de la loi. À la limite, cette question pourrait être traitée au titre de ce que l'on appelle le « changement de circonstances ». En tout état de cause, la commission émet un avis défavorable [[Intervention de Monsieur le sénateur Hugues PORTELLI, rapporteur, telle que relatée à la page 8581 du JORF Sénat session ordinaire 2009-2010, compte-rendu intégral de la séance du 13 octobre 2009.]]. ». Ainsi, à la lecture des mots du rapporteur, il est possible de constater que l’appréhension de la mécanique normative par la commission est quelque peu parcellaire. En effet, la commission semble appréhender la constitutionnalité comme une sorte d’axiome dont le caractère évident tient en le fait qu’une « […] loi est constitutionnelle ou pas […] » omettant maladroitement que l’activité de contrôle de constitutionnalité est indissociable de la démarche interprétative. En tout état de cause, la pratique, par le Conseil Constitutionnel, de la technique de la réserve d’interprétation [[Décision n°59-2 DC du Conseil constitutionnel du 24 juin 1959 : « Sont déclarés conformes à la Constitution, sous réserve des observations qui suivent, les articles du règlement de l'Assemblée nationale ci-après mentionnés : Article 48-6 : Pour autant que ces dispositions ne prévoient un vote de l'Assemblée nationale que sur les propositions arrêtées par la Conférence des Présidents en complément des affaires inscrites par priorité à l'ordre du jour, sur décision gouvernementale, conformément aux dispositions de l'article 48 de la Constitution ». Voir également : Considérant n°31 de la décision n° 99-419 DC du Conseil constitutionnel en date du 9 novembre 1999 ; Considérants n°9, 12 à 16 de la décision n° 99-423 DC du Conseil constitutionnel en date du 13 janvier 2000 ; Considérant n°13 de la décision n°2000-436 DC du Conseil constitutionnel en date du 7 décembre 2000.]] est une indiscutable démonstration de l’existence d’une dichotomie législative matérialisée par le texte de la loi et l’effet utile de la norme. Par conséquent, la réserve d’interprétation pose une alternative au caractère binaire [[Thierry DI MANNO : « Par cette technique non prévue par les textes et purement prétorienne, le Conseil constitutionnel s’affranchit du carcan du schéma décisionnel binaire, pour agir directement sur la substance normative de la loi afin de la mettre en harmonie avec les exigences constitutionnelles ».]] du contrôle de constitutionnalité, c’est-à-dire que cette technique sort le contrôle du classique « […] loi est constitutionnelle ou pas […] ». Il y a une troisième voie car la réserve d’interprétation pose une conformité constitutionnelle conditionnelle.

 

L’interprétation d’une loi, c’est-à-dire la mise en œuvre de son effet utile, peut-être déviante et rendre la loi non conforme à la constitution dans son application concrète. C’est ce point de vue qui était plaidé par l’amendement n°1 [[Intervention de Monsieur le sénateur Jacques MÉZARD, telle que relatée à la page 8581 du JORF Sénat session ordinaire 2009-2010, compte-rendu intégral de la séance du 13 octobre 2009.]], mais ce dernier n’a pas reçu d’avis favorable. Cependant, en pratique, cette position, c’est-à-dire l’avis défavorable de la commission, n’a pas reçu d’effet utile par le juge constitutionnel, car ce dernier interprète [[Considérant n°2 de la décision n°2010-39 QPC du Conseil constitutionnel en date du 6 octobre 2010 : « […] que ces dispositions prévoient notamment que la disposition législative contestée doit être « applicable au litige ou à la procédure » ; qu'en posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition ; […] ». Considérant n°4 de la décision n°2010-52 QPC du Conseil constitutionnel en date du 14 octobre 2010. Considérant n°4 de la décision n°2010-96 QPC du Conseil constitutionnel en date du 4 février 2011. Considérant n°9 de la décision n°2011-120 QPC du Conseil constitutionnel en date du 8 avril 2011. Considérant n°5 de la décision n°2010-127 QPC du Conseil constitutionnel en date du 6 mai 2011.]] l’article 23-1 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 comme lui octroyant la capacité de jauger la constitutionnalité de l’interprétation d’une loi. C’est à ce titre que reléguer la constitutionnalité de l’interprétation d’une loi par le juge ordinaire au rang de « changement de circonstance [[Intervention de Monsieur le sénateur Hugues PORTELLI, rapporteur, telle que relatée à la page 8581 du JORF Sénat session ordinaire 2009-2010, compte-rendu intégral de la séance du 13 octobre 2009.]] » confirme le fait que la commission dissocie la loi (le texte) de son effet utile (sa compréhension et sa mise en œuvre). En outre, cette conception de la notion de « changement de circonstance » n’est pas celle posée par le juge constitutionnel [[Considérant n°13 de la décision n° 2009-595 DC du Conseil constitutionnel en date du 3 décembre 2009 : « […] qu’en réservant le cas du « changement des circonstances », elle conduit à ce qu’une disposition législative déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel soit de nouveau soumise à son examen lorsqu’un tel réexamen est justifié par les changements intervenus, depuis la précédente décision, dans les normes de constitutionnalité applicables ou dans les circonstances, de droit ou de fait, qui affectent la portée de la disposition législative critiquée ; […].]] ».

 

D’un point de vue organisationnel, la QPC crée un lien processuel entre les Cours souveraines du dualisme des ordres juridictionnels (Cour de cassation et Conseil d’État) et le Conseil constitutionnel. Ainsi, la soumission au contrôle de constitutionnalité de l’interprétation donnée à une loi par lesdites Cours souveraines insert manifestement ces dernières dans une logique ordinale. En effet, l’interprétation de la loi est la charge principale du juge. Par conséquent, l’insertion dudit juge au sein d’un ordre juridictionnel a pour effet principal d’administrer l’effet utile de la loi. Ainsi, le juge attributaire du contrôle de l’interprétation de la loi réalisée par une autre juge ne peut qu’être considéré comme l’entité suprême de l’ordre qu’elle compose. Du coup, dans ce schéma, si une question prioritaire de constitutionnalité peut porter sur l’interprétation d’une disposition législative cela ne fait-il pas de facto du Conseil constitutionnel une Cour suprême des Cours « souveraines » du dualisme des ordres juridictionnels (Cour de cassation et Conseil d’État) ?

 

  1. La consécration prétorienne du contrôle de l’inconstitutionnalité de l’interprétation de la loi

 

La pesanteur de la question du contrôle de constitutionnalité de l’interprétation de la loi repose sur le fait que le produit de ce processus intellectuel [[Ou « processus intérieur » voir : Hans KELSEN, « Théorie générale des normes » ; Traduit de l’allemand par Olivier BEAUD et Fabrice MALKANI ; Léviathan – PUF. Hans KELSEN, « Théorie générale du droit et de l’état » ; traduit par Béatrice LAROCHE et Valérie FAURE ; LGDJ/BRUYLANT – La pensée juridique. Han KELSEN, « Théorie pure du droit » ; traduit par Charles EISANMANN ; DALLOZ (1962).]] porte l’effet utile de la loi et constitue la charge principale des autorités judiciaires. Dès lors, il n’est pas surprenant que les hautes Cours du dualisme des ordres juridictionnels aient manifesté un positionnement d’évitement de transmission de Questions Prioritaires de Constitutionnalité (QPC) relatives à la soumission de leurs jurisprudences au contrôle de constitutionnalité (A). Toutefois, si la fronde des juges supérieures du dualisme des ordres juridictionnels est compréhensible, la consécration de la faculté de contrôle constitutionnel de la jurisprudence assure la pleine effectivité de la QPC (B).

 

  1. Le mobile de la fronde des Cours souveraines du dualisme des ordres juridictionnels

 

L’interprétation est un outil indispensable à la révélation « d’un sens » du texte objet de l’analyse. Dès lors, le processus interprétatif et son résultat sont indispensables à la réalisation concrète du substrat normatif conçu par le Législateur. Cet outil de mise en application de la loi, permet la découverte ou la mise en accessibilité du contenu de cette dernière. Ainsi, au regard du principe de la séparation des pouvoirs constitutionnels, la jurisprudence se pose comme un outil fondamental à la pertinence de l’exécution par le juge de son office [[Voir notamment les articles 4 et 5 du Code civil. Voir également extrait du discours préliminaire du premier projet de Code civil présentée en l’an IX par PORTALIS, TRONCHET, BIGOT-PREAMENEU et MALEVILLE : « […] Il y a une science pour les législateurs, comme il y en a une pour les magistrats ; et l'une ne ressemble pas à l'autre. La science du législateur consiste à trouver dans chaque matière, les principes les plus favorables au bien commun : la science du magistrat est de mettre ces principes en action, de les ramifier, de les étendre, par une application sage et raisonnée, aux hypothèses privées ; d'étudier l'esprit de la loi quand la lettre tue, […] ».]]. Acte collaboratif [[Extrait du discours préliminaire du premier projet de Code civil présentée en l’an IX par PORTALIS, TRONCHET, BIGOT-PREAMENEU et MALEVILLE : […] Il faut que le législateur veille sur la jurisprudence ; il peut être éclairé par elle, et il peut, de son côté, la corriger ; mais il faut qu'il y en ait une. […] ». ]] [ou de synergie] au sein de la séparation des pouvoirs constitutionnels, la jurisprudence se révèle être l’indispensable garantie de la réalisation de l’effet utile du travail du Législateur. L’autorité de la loi et, par voie de conséquence, l’efficacité du travail du Législateur sont tributaires de l’organe détenteur du sens véritablement [[Extrait du discours préliminaire du premier projet de Code civil présentée en l’an IX par PORTALIS, TRONCHET, BIGOT-PREAMENEU et MALEVILLE : « […] la science du magistrat est de mettre ces principes en action, de les ramifier, de les étendre, par une application sage et raisonnée, aux hypothèses privées ; d'étudier l'esprit de la loi quand la lettre tue, […] ».]] donné à la norme. Cette charge fonctionnelle de base est celle du juge. Ce dernier doit dire le droit afin de trancher les litiges. Il doit transmuter le principe porté par la loi afin qu’il devienne une solution concrète pour terminer une situation contentieuse. Le processus interprétatif et son résultat sont le support substantiel de la souveraineté d’une instance juridictionnelle. Ainsi, est susceptible de diluer ou de supprimer la souveraineté d’un juge, tout mécanisme qui aurait pour effet de soumettre au moins le résultat du processus interprétatif de ce dernier à un contrôle. De ce point de vue, le recours extraordinaire, qu’est le pourvoi en cassation, est un mécanisme qui a pour effet de soumettre le résultat du processus interprétatif d’un juge à un contrôle. Ainsi, lorsque la décision juridictionnelle, rendue en dernier ressort, est susceptible de subir le contrôle d’un autre juge alors ce dernier détient une autorité décisionnelle et est le seul à véritablement organe titulaire d’une souveraineté juridictionnelle.

 

L’efficacité juridictionnelle et l’efficacité processuelle du pourvoi en cassation font de la Cour de cassation [[Article 605 du Code de procédure civile : « Le pourvoi en cassation n'est ouvert qu'à l'encontre de jugements rendus en dernier ressort. ».]] et du Conseil d’État [[Article L821-1 du Code de justice administratif : « Les arrêts rendus par les cours administratives d'appel et, de manière générale, toutes les décisions rendues en dernier ressort par les juridictions administratives peuvent être déférés au Conseil d'État par la voie du recours en cassation. ».]], les seules Cours souveraines du dualisme des ordres juridictionnels. Cette stature pose les Cours souveraines du dualisme des ordres juridictionnels comme les principales garantes de la sauvegarde de l’intégrité [[Article 604 du Code de procédure civile : « Le pourvoi en cassation tend à faire censurer par la Cour de cassation la non-conformité du jugement qu'il attaque aux règles de droit. ». Article L121-1 du Code de justice administratif : « Le Conseil d'État est la juridiction administrative suprême. Il statue souverainement sur les recours en cassation dirigés contre les décisions rendues en dernier ressort par les diverses juridictions administratives ainsi que sur ceux dont il est saisi en qualité de juge de premier ressort ou de juge d'appel. ».]] de l’effet utile de la loi sur tout le territoire de la République française. Il est donc perceptible que la source du pouvoir, de l’autorité et de la souveraineté de la Cour de cassation ainsi que du Conseil d’État, relève de la paranormativité ou normativité dérivée attribuée au résultat de l’interprétation de la loi. À ce titre, il est compréhensible que la Cour de cassation ainsi que le Conseil d’État aient formé, durant un temps, une fronde [[Opposition de la Cour de cassation : Décision n°09-83.328, 09-82.582, 09-87.307 en date du 19 mai 2010 ; décision n°09-70.161 en date du 19 mai 2010 ; décision n°09-87.578 en date du 31 mai 2010 ; décision n°09-87.884 en date du 11 juin 2010 ; décision n°10.83.090 en date du 5 octobre 2010. Opposition du Conseil d’État : décision n°338638 en date du 18 juin 2010 ; décision n°334665 en date du 16 juillet 2010.]] face à l’ouverture de la procédure du contrôle de constitutionnalité à l’encontre de l’interprétation qui aurait été faite de la loi par lesdites juridictions souveraines. En effet, la soumission de l’interprétation de la loi au contrôle de constitutionnalité aura pour effet de soumettre le résultat du processus interprétatif des Cours souveraines du dualisme des ordres juridictionnels au contrôle d’un autre juge, le Conseil constitutionnel. Ce dernier détiendra une autorité décisionnelle et sera, par la voie préjudicielle, le seul véritable titulaire d’une souveraineté juridictionnelle. Toutefois, du fait du fonctionnement du mécanisme de la QPC, la consolidation de cet état est tributaire de l’effort collaboratif des Cours souveraines du dualisme des ordres juridictionnels. En effet, il se posait alors la question de l’impartialité du filtre de la Cour de cassation ainsi que du Conseil d’État vis-à-vis de la critique de la constitutionnalité de leurs jurisprudences par devant le juge constitutionnel.

 

Les articles 23-2 et 23-4 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958, mais également l’article 23-6 [[Article 12 de la loi organique n° 2010-830 du 22 juillet 2010 relative à l'application de l'article 65 de la Constitution : « L'article 23-6 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel est abrogé. ». Voir également article 1er du décret n°2010-1216 du 15 octobre 2010 relatif à la procédure d’examen des questions prioritaires de constitutionnalité devant la Cour de cassation.]] du même texte, offraient l’opportunité à la Cour de cassation et au Conseil d’État de distraire les justiciables du recours QPC, lorsque ces derniers demandaient le contrôle de l’inconstitutionnalité d’une de leurs jurisprudences. Cette frustration juridictionnelle est, en elle-même, conforme à la perception qui dominait [[« […] Nous ne nous intéressons pas ici au contrôle de constitutionnalité de la jurisprudence, qui est indépendante du texte de la loi. […] : Intervention de Monsieur le sénateur Hugues PORTELLI, rapporteur, telle que relatée à la page 8581 du JORF Sénat session ordinaire 2009-2010, compte-rendu intégral de la séance du 13 octobre 2009.]] lors des travaux parlementaires, notamment au Sénat. En effet, le rapporteur, monsieur le sénateur Hugues PORTELLI, doutait du caractère sérieux de l’amendement proposé par mesdames Anne-Marie ESCOFFIER et Françoise LABORDE, messieurs Y. COLLIN et Jacques MÉZARD.

Ainsi, dans le dispositif de ses décisions [[Voir notamment décision n°09-83.328, de la Cour de cassation en date du 19 mai 2010 : « […] Et attendu qu'aux termes de l'article 61-1 de la Constitution, la question dont peut être saisi le Conseil constitutionnel est seulement celle qui invoque l'atteinte portée par une disposition législative aux droits et libertés que la Constitution garantit ; que la question posée tend, en réalité, à contester non la constitutionnalité des dispositions qu'elle vise, mais l'interprétation qu'en a donnée la Cour de cassation au regard du caractère spécifique de la motivation des arrêts des cours d'assises statuant sur l'action publique ; que, comme telle, elle ne satisfait pas aux exigences du texte précité ; […] ».]] , afin d’exclure la possibilité de la soumission d’une jurisprudence à une QPC, la Cour de cassation excipe que l’article 61-1 de la Constitution prescrit que les questions dont peut être saisi le Conseil constitutionnel sont uniquement celles qui invoquent une atteinte portée par une disposition législative aux droits et libertés que la Constitution garantit.

 

  1. Le caractère non sérieux du refus de transmission de la QPC portant sur l’interprétation de la loi

 

La transmission d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation et le Conseil d’État est soumise à la réalisation de trois conditions. À titre préliminaire, la norme querellée doit être le support substantiel du litige. Ensuite, sauf changement de circonstance, ladite norme ne doit pas avoir déjà subi un contrôle du juge constitutionnel. Enfin, la question de constitutionnalité posée doit être nouvelle ou doit présenter un caractère sérieux. Il faut souligner que la structure méthodologique du filtre de la QPC est d’une limpidité cartésienne. La cascade logique posée par les trois niveaux de validation (ou d’invalidation) de la transmission de la question prioritaire plaide, a priori, pour une franche transparence.

 

Le premier niveau de révélation de la transmissibilité de la question prioritaire est assimilable au premier degré de pertinence d’une question. Autrement dit, la question est-elle hors sujet ? De facto et de jure elle est manifestement hors sujet si l’interrogation porte sur une disposition non applicable au litige ou qui n’est pas le fondement juridique substantiel de la demande introductive ou reconventionnelle. Une question affectée d’un tel vice est indiscutablement dilatoire. Par conséquent, elle est non pertinente au regard de l’objectif d’apurement du litige.

 

Le deuxième niveau de révélation de la transmissibilité de la QPC relève de la sempiternelle règle du non bis in idem. Autrement dit, la question est exempte de pertinence si la lecture de la jurisprudence du juge constitutionnel y apporte déjà une solution. L’effet utile de la QPC ne consiste pas, dans un contexte identique (c’est-à-dire pas de changement de circonstance), à dire ce qui a déjà été dit lors de l’analyse d’un même texte ni à contredire ce qui a déjà été dit. En tout état de cause, les deux premiers niveaux posent l’ossature et prescrivent les critères de détermination de la pertinence de la question. De ce fait, le justiciable semble devoir profiter d’une certaine prévisibilité quant à l’aboutissement de sa demande en QPC. En effet, les deux premières conditions devraient permettre aux plaideurs de s’octroyer, autant que possible, une chance de voir aboutir leurs demandes en QPC tant il est perceptible que le troisième niveau de révélation de la transmissibilité semble tomber dans la redondance.

 

Il est entendu que l’article 23-4 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 offre alternativement deux hypothèses. Ces dernières sont subséquentes à l’un ou à l’autre des deux premiers niveaux de pertinence. Par conséquent, lorsqu’une question n’a pas déjà été posée a posteriori  ou a priori sur la conformité d’une loi à la Constitution dans les motifs et dispositifs d’une décision du Conseil constitutionnel,  ladite question devrait, en toute logique, être appréhendée comme nouvelle. Si bien que même ayant déjà subi un contrôle de constitutionnalité, la question reste nouvelle lorsque la disposition législative querellée est confrontée pour la première fois [[Considérant n°21 de la décision n°2009-595 DC, du Conseil constitutionnel en date du 3 décembre 2009 : « […] Considérant, en premier lieu, que la dernière phrase du premier alinéa de l'article 23-4 et la dernière phrase du troisième alinéa de l'article 23-5 prévoient que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité si " la question est nouvelle " ; que le législateur organique a entendu, par l'ajout de ce critère, imposer que le Conseil constitutionnel soit saisi de l'interprétation de toute disposition constitutionnelle dont il n'a pas encore eu l'occasion de faire application ; que, dans les autres cas, il a entendu permettre au Conseil d'État et à la Cour de cassation d'apprécier l'intérêt de saisir le Conseil constitutionnel en fonction de ce critère alternatif ; que, dès lors, une question prioritaire de constitutionnalité ne peut être nouvelle au sens de ces dispositions au seul motif que la disposition législative contestée n'a pas déjà été examinée par le Conseil constitutionnel ; que cette disposition n'est pas contraire à la Constitution ; […] ».]] à l’effet utile d’une disposition constitutionnelle non invoquée dans les motifs et dispositifs d’une décision antérieure du Conseil constitutionnel sur le même texte législatif. C’est dans ce sens que la décision n°2009-595 DC du Conseil constitutionnel appréhende le caractère nouveau de la QPC. Au-delà du préliminaire qui tient au fait que la question n’est pas hors sujet et bien que cette dernière ne soit pas nouvelle au sens de la décision n°2009-595 DC car la disposition législative aurait déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel, si un changement de circonstance est caractérisé, à défaut de nouveauté, la question acquiert un caractère sérieux du fait de son contexte.

L’équation qui doit permettre de décider de la transmission de la QPC au juge constitutionnel ne manque donc pas de lisibilité. De ce point de vue, il est appréhendable une certaine mécanique garantissant la prévisibilité de l’issue de la demande en QPC. Cependant, un bémol doit être relevé. La prévisibilité de la transmissibilité de la QPC est tributaire de la marge d’appréciation que s’octroient la Cour de cassation et le Conseil d’État dans la mise en œuvre de la portée effective du filtre notamment lors de l’analyse du caractère sérieux de la QPC. Via cette locution élastique, les Cours souveraines du dualisme des ordres juridictionnels donnent notamment au troisième niveau de filtre un effet utile qui a vocation à ne pas contrarier leurs aspirations ou, au moins, qui doit conserver leurs autorités sur l’interprétation de la loi. Il ne faut pas oublier que jusqu’à l’institution de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC), les Cours souveraines du dualisme des ordres juridictionnels constituaient l’autorité ultime de l’effectivité du légalisme.

Dès lors, il y a comme un effet de « contre-feu », lorsque par leur interprétation de l’article 23-4 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958, les Cours souveraines du dualisme des ordres juridictionnels spolient la QPC de sa finalité substantielle qui est la vérification, au regard de la Constitution, de la portée effective [[Article 61-1 de la Constitution : « […] il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, […] ».]] de la loi.

 

L’effet de « contre-feu » est le paradoxe matérialisé par le fait que l’interprétation, de l’article 61-1 de la Constitution et de l’article 23-4 de l’ordonnance de1958, qui était posée par la Cour de cassation et le Conseil d’État interdisait la transmissibilité d’une QPC dont l’objet portait sur la conformité constitutionnelle de l’interprétation d’une loi. C’est de cette réalité qu’il ressortait le caractère non sérieux du refus de transmission d’une QPC relative à l’interprétation d’une loi. Dans ses décisions [[Notamment : Décision n°09-83.328 en date du 19 mai 2010 ; décision n°09-87.578 en date du 31 mai 2010 ; décision n°09-87.884 en date du 11 juin 2010.]] de refus de la transmission, la Cour de cassation pose l’essentiel de son argumentaire [[Décision n°09-83.328, de la Cour de cassation en date du 19 mai 2010 : « […] Mais attendu que la question, ne portant pas sur l'interprétation d'une disposition constitutionnelle dont le Conseil constitutionnel n'aurait pas encore eu l'occasion de faire application, n'est pas nouvelle ; Et attendu qu'aux termes de l'article 61-1 de la Constitution, la question dont peut être saisi le Conseil constitutionnel est seulement celle qui invoque l'atteinte portée par une disposition législative aux droits et libertés que la Constitution garantit ; que la question posée tend, en réalité, à contester non la constitutionnalité des dispositions qu'elle vise, mais l'interprétation qu'en a donnée la Cour de cassation au regard du caractère spécifique de la motivation des arrêts des cours d'assises statuant sur l'action publique ; que, comme telle, elle ne satisfait pas aux exigences du texte précité ; […] ».]] sur le fait que, d’une part, la QPC ne porte pas sur l’interprétation d’une disposition constitutionnelle dont le juge constitutionnel n’a pas eu l’occasion de faire application. D’autre part, il était excipé que la demande en QPC portant sur l’interprétation d’une loi ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 61-1 de la Constitution. Comparaison faite des deux moyens précédemment excipés afin de prononcer le non-lieu à transmission de la QPC. Le second moyen est le plus déviant au regard de la mission confiée aux Cours souveraines. L’article 61-1 de la Constitution prescrit le fait que « Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation […] ». Sauf mauvaise foi ou partialité, il est manifeste que l’effet utile par le Constituant dans l’institution de la QPC vise à permettre aux justiciables de soumettre au contrôle du juge constitutionnel la mise en œuvre effective d’une loi. L’unique opportunité, dont dispose un texte législatif, pour porter atteinte aux droits et aux libertés que la Constitution garantit, réside dans les effets réellement produits par la mise en œuvre effective du substrat normatif contenu par la loi. Selon toute logique, ce n’est (presque) jamais la disposition législative qui de sa seule existence porte atteinte aux droits et aux libertés, mais l’usage qui en est fait et la compréhension qui en est posée. À ce titre, sur la base de la portée réelle de l’article 61-1 de la Constitution, n’est pas sérieux le refus de transmission d’une QPC portant sur l’interprétation de la loi. Il y avait là une dénaturation caractérisée de la finalité du texte précité.

 

  1. L’impact juridictionnel du contrôle de l’inconstitutionnalité de l’interprétation de la loi

 

Plusieurs décisions [[Décisions de la Cour de cassation : pourvoi n°10-10.385 en date du 8 juillet 2010 ; pourvoi n°11-40.017 en date du 30 juin 2011 ; pourvoi n°11-40.018 en date du 30 juin 2011. Décision du Conseil d’État : pourvoi n°322419 en date du 15 juillet 2010.]] de la Cour de cassation et du Conseil d’État matérialisent le changement de position de ces autorités sur la question de la transmission des QPC relatives à l’interprétation faite de la loi. Désormais [[Décisions de la Cour de cassation : pourvoi n°18-21.567 en date du 14 mars 2019.]] saisissable d’un tel contrôle, il est utile de jauger l’impact réel de ce renvoi préjudiciel relatif à la constitutionnalité de la portée effective de la loi.

 

  1. Le renvoi préjudiciel relatif à la constitutionnalité de la portée effective de la loi

 

Après avoir opposé un refus systématique de transmission de la Question Prioritaire de Constitutionnalité, la Cour de cassation a revue sa position et a ainsi permis au Conseil constitutionnel de consacrer une lecture de l’article 61-1 de la Constitution plus favorable à l’épanouissement de la QPC. Par les décisions n°2010-39 QPC (6 octobre 2010) et n°2010-52 QPC (14 octobre 2010) le juge constitutionnel affirme sans ambiguïté « […] qu'en posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition […] ». Bien qu’attendue, cette solution du Conseil constitutionnel appel tout de même deux observations.

 

Dans un premier temps, il est souligné que seule une « interprétation jurisprudentielle constante » peut être l’objet d’une QPC. Dès lors, reste à savoir qu’elle est la fréquence nécessaire, ou encore qu’elle est l’intensité (type de juridiction et/ou de formation) exigible, afin qu’une solution posée à un litige par un juge puisse être qualifiée (au regard de la lecture consacrée de l’article 61-1 de la Constitution) d’interprétation jurisprudentielle constante. Les deux décisions du juge constitutionnel permettent d’affirmer que le caractère constant de l’interprétation jurisprudentielle n’est tributaire ni de l’ancienneté [[Considérant n°3 de la décision n°2010-96 QPC, du Conseil constitutionnel en date du 4 février 2011 : « […] Considérant qu'il ressort des arrêts de la Cour de cassation du 2 février 1965, confirmés depuis […] ».]] d’une position ni même de la nouveauté [[Considérant n°3 de la décision n°2010-39 QPC, du Conseil constitutionnel en date du 6 octobre 2010 : « […] Considérant que l'article 365 du code civil fixe les règles de dévolution de l'autorité parentale à l'égard d'un enfant mineur faisant l'objet d'une adoption simple ; que, depuis l'arrêt du 20 février 2007 susvisé, la Cour de cassation juge de manière constante que […] ».]] de celle-ci. Le caractère constant de l’interprétation jurisprudentielle doit être déduit principalement de la répétition d’une même solution sur une même question de droit sans anicroche matérialisée par un revirement ou par une opposition de vue entre deux juridictions de même niveau au sein du même ordre juridictionnel. Par définition, un revirement [[Dans une décision n° 32820/08, « Boumaraf contre France », de la CEDH en date du 30 août 2011, il est rappelé l’obligation de motiver les revirements de jurisprudence, et il est précisé les contours de la notion de jurisprudence « bien établie ».]] de jurisprudence met un terme au caractère constant d’une interprétation jurisprudentielle qui pouvait être considérée comme bien établie. De l’éclaircissement de ce qui doit être entendu lors de l’usage de la locution « interprétation jurisprudentielle constante » découle la nécessaire question de savoir de qu’elle niveau hiérarchique doit être émis l’interprétation constante afin qu’elle entre sous l’emprise de la QPC ?

 

Le juge constitutionnel répond à cette interrogation dans une décision n°2011-120 QPC, en date du 8 avril 2011. Dans le considérant n°9 de la décision n°2011-120 QPC, le Conseil constitutionnel souligne que l’interprétation jurisprudentielle constante qui peut faire l’objet d’une QPC est uniquement celle qui découle de la juridiction placée au sommet d’un ordre juridictionnel. Cette solution consolide indiscutablement les Cours souveraines du dualisme des ordres juridictionnels comme les gardiennes de la portée effective de la loi. Si la QPC permet de soumettre au juge constitutionnel le contrôle de la conformité à la Constitution de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition législative, le contrôle de la légalité des solutions constantes des juges du fond est de la compétence exclusive de la Cour de cassation et du Conseil d’État pour les ordres juridictionnels qui sont sous leurs autorités respectives. Dans cette répartition des charges qui est posée via les décisions n°2010-39 QPC (6 octobre 2010) et n°2010-52 QPC (14 octobre 2010), une zone d’inefficacité de la QPC surgit. Cette dernière ressort du deuxième temps du dispositif de la jurisprudence posée par les décisions QPC citées ci-dessus.

 

Le juge constitutionnel précise bien que le justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition législative. Quid [[QPC et interprétation de la loi, nov. 2010, site du Conseil constitutionnel : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/a-la-une/novembre-2010-qpc-et-interpretation-de-la-loi.50038.html . ]] des solutions jurisprudentielles prétoriennes constantes qui purgent les litiges lorsqu’il y a « […] insuffisance de la loi [[Article 4 du Code civil.]]  […] » ?

Par deux décisions [[Décision n°11-13.488 de la Cour de cassation en date du 27 septembre 2011 ; décision n°12-40.100 de la Cour de cassation en date du 27 février 2013.]], la Cour de cassation consolide son ralliement à la position du Conseil constitutionnel dans sa lecture de l’article 61-1 de la Constitution. La juridiction souveraine de l’ordre juridictionnel judiciaire se soumet au fait qu’il « […] a été décidé que tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition législative, sous la réserve que cette jurisprudence ait été soumise à la Cour suprême compétente […] ». Cependant, la reprise de cette jurisprudence semble devoir servir de tremplin afin de donner une impulsion à un rebondissement d’un degré supérieur, car, dans le même temps, la Cour de cassation souligne que la lecture donnée de l’article 61-1 de la Constitution par le Conseil constitutionnel interdit que soit considérée comme recevable une QPC qui se « […] borne à contester une règle jurisprudentielle sans préciser le texte législatif dont la portée serait, en application de cette règle, de nature à porter atteinte […] » aux droits et libertés que la Constitution garantit.

À l’occasion de la décision n°11-13.488 et de la décision n°12-40.100, la Cour de cassation fait la découverte d’une opportunité que les jurisprudences prétoriennes, c’est-à-dire les solutions qui semblent n’avoir aucune attache législative franche, puisse échapper à l’emprise de la QPC. Toutefois, il faut mettre en relief le fait que cette opportunité est d’autant plus précaire qu’elle est tributaire de la maladresse (ou du manque d’inspiration) du plaideur dans la formulation [[Décision n°11-13.488 : « […] La règle jurisprudentielle suivant laquelle un tiers peut être tenu au titre de sa responsabilité d'indemniser une personne d'une sanction pécuniaire ayant la nature d'une peine est-elle contraire au principe constitutionnel de personnalité des peines résultant des articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, selon lequel nul n'est punissable que de son propre fait ? […] ». Décision n°12-40.100 : « […] la jurisprudence de la Cour de cassation édictée dans son arrêt du 23 novembre 2007 porte-t-elle atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 37 et 39 de la Constitution de 1958 ainsi que l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ? […] ».]] de la QPC. La première décision de la Cour de cassation, c’est-à-dire celle issue du pourvoi n°11-13.488, a pour cause principale une action en responsabilité pour faute professionnelle d’un notaire. Ce dernier devait réaliser une déclaration fiscale pour un client. Une erreur d’expertise fait subir au client un redressement fiscal. Logiquement, la victime de l’erreur d’expertise sollicite et obtient la réparation du préjudice qu’elle a subi. La condamnation du professionnel défaillant au versement de dommages et intérêts à fins de réparation intégrale du préjudice subi par le client était d’un montant identique au quantum du redressement fiscal. Il s’agit là d’une simple application du régime juridique de la responsabilité civile contractuelle notamment prescrite par l’ancien article 1147 (nouvel article 1231-1) du Code civil. Par conséquent, la question aurait pu être formulée ainsi : « au regard de la portée effective attribuée à l’ancien article 1147 du Code civil par une interprétation constante de la Cour de cassation, consistant à faire qu’un tiers peut être tenu  au titre de sa responsabilité d'indemniser une personne d'une sanction pécuniaire ayant la nature d'une peine est-elle contraire au principe constitutionnel de personnalité des peines résultant des articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, selon lequel nul n'est punissable que de son propre fait ? » Cette question formulée de la sorte, il est fort probable que la sanction n’eut pas été l’irrecevabilité de la QPC, mais la transmission ne serait pas acquise pour autant dans la mesure où sur le fond la question n’est pas sérieuse, car il s’agit d’une « banale » question de faute professionnelle.

La seconde décision de la Cour de cassation, c’est-à-dire celle issue du pourvoi n°12-40.100, se soumet également à une analyse similaire à celle précédemment réalisée. Dans cette affaire, la disposition législative dont l’interprétation est mise en cause est l’ancien article 340 du Code civil (nouveaux articles 310-3 et 327 du Code civil).

En vérité, coups d’épée dans l’eau, la décision n°11-13.488 et la décision n°12-40.100, de la Cour de cassation ne mettent pas en péril la jurisprudence du juge constitutionnel selon laquelle : « […] tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère […] » à une disposition législative. Il s’agit davantage de décisions qui mettent en relief l’impérative nécessité pour les plaideurs de faire l’effort de procéder au rattachement (de la manière la moins artificielle possible) des jurisprudences à une disposition législative.

 

Désormais posée en situation d’efficacité réelle, la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC), notamment sous son aspect de renvoi préjudiciel relatif à la constitutionnalité de la portée effective de la loi, devrait permettre au Conseil constitutionnel de s’épanouir en tant que juge constitutionnel a posteriori. Ce mouvement qui a vocation à finaliser la compétence du Conseil constitutionnel détient-il la faculté de faire de cette juridiction la Cour suprême du système juridictionnel français ?

 

  1. La Cour suprême de l’ordre juridictionnel transversal et incident

 

La notion de « Cour suprême » est un terme générique habituellement utilisé afin de caractériser la juridiction qui, au sein d’un système juridictionnel, ne subit le contrôle d’aucune autre juridiction. Mais cela suffit-il réellement à obtenir une appréhension complète du concept de « Cour suprême » ?

 

Manifestement, cette définition liminaire et très utilisée de la locution « Cour suprême » permet de dire sans obligation de démonstration, qu’au sein du système juridictionnel français, les juges du fond, c’est-à-dire les juridictions de premier degré (Tribunal judiciaire, Tribunal de commerce, Conseil de Prud’hommes, Tribunal de police, Tribunal correctionnel… ; Tribunal Administratif…) et celles de second degré (Cour d’Appel [CA], Cour Administrative d’Appel [CAA]…) ne sont pas des Cours suprêmes. Pour cause, ces juridictions constituent la base de leurs ordres juridictionnels respectifs. Cependant, est-ce que cela permet d’en conclure que le fait pour une juridiction qu’elle ne puisse être caractérisée de « suprême », lui interdit toute souveraineté juridictionnelle. Il est admis dans la pratique de la justice administrative [[Article L321-1 Code de justice administrative : « Les cours administratives d'appel connaissent des jugements rendus en premier ressort par les tribunaux administratifs, sous réserve des compétences que l'intérêt d'une bonne administration de la justice conduit à attribuer au Conseil d'État et de celles définies aux articles L. 552-1 et L. 552-2. » ; Article L331-1 Code de justice administrative : « Le Conseil d'État est seul compétent pour statuer sur les recours en cassation dirigés contre les décisions rendues en dernier ressort par toutes les juridictions administratives. ».]] et notamment prescrit par le Code de l’organisation judiciaire [[Article L311-1 : « La cour d'appel connaît, sous réserve des compétences attribuées à d'autres juridictions, des décisions judiciaires, civiles et pénales, rendues en premier ressort. La cour d'appel statue souverainement sur le fond des affaires. » ; Article L411-2 : « La Cour de cassation statue sur les pourvois en cassation formés contre les arrêts et jugements rendus en dernier ressort par les juridictions de l'ordre judiciaire. La Cour de cassation ne connaît pas du fond des affaires, sauf disposition législative contraire. » ; Article L411-3 : « La Cour de cassation peut […], en cassant sans renvoi, mettre fin au litige lorsque les faits, tels qu'ils ont été souverainement constatés et appréciés par les juges du fond, lui permettent d'appliquer la règle de droit appropriée. […] ».]]  (ainsi que le Code de procédure civile [[Article 604 du Code de procédure civile : « Le pourvoi en cassation tend à faire censurer par la Cour de cassation la non-conformité du jugement qu'il attaque aux règles de droit. ».]]) que la souveraineté d’une juridiction existe même en l’absence de caractère « suprême ». Les juridictions de second degré (CA et CAA) ainsi que celles du premier degré statuant en premier et dernier ressort, sont souveraines dans la qualification, la constatation et l’appréciation des faits. De jure, elles ont une autorité et une souveraineté indiscutable sur le fond de la cause. Cependant, la Cour de cassation et le Conseil d’État ont une autorité sur la portée effective du droit applicable et appliqué par les juges du fond. C’est ainsi que le pourvoi en cassation  [[Pour le Conseil d’État : Article L331-1 Code de justice administrative : « Le Conseil d'État est seul compétent pour statuer sur les recours en cassation dirigés contre les décisions rendues en dernier ressort par toutes les juridictions administratives. » ; Pour la Cour de cassation : Article 604 du Code de procédure civile : « Le pourvoi en cassation tend à faire censurer par la Cour de cassation la non-conformité du jugement qu'il attaque aux règles de droit. ».]], sans être un recours contre l’appréciation des faits, peut remettre en question la solution juridique posée par les juridictions du fond.

Le pourvoi en cassation permet à la Cour de cassation et au Conseil d’État d’annuler les décisions prises par les juridictions de second degré ainsi que celles du premier degré statuant en premier et dernier ressort. L’annulation de la décision juridictionnelle non conforme à la loi ou à la portée effective que lui en donne la Cour de cassation et le Conseil d’État, provoque généralement le renvoi [[Voir article L821-2 du Code de justice administrative (« S'il prononce l'annulation d'une décision d'une juridiction administrative statuant en dernier ressort, le Conseil d'État peut soit renvoyer l'affaire devant la même juridiction statuant, sauf impossibilité tenant à la nature de la juridiction, dans une autre formation, soit renvoyer l'affaire devant une autre juridiction de même nature, soit régler l'affaire au fond si l'intérêt d'une bonne administration de la justice le justifie. Lorsque l'affaire fait l'objet d'un second pourvoi en cassation, le Conseil d'État statue définitivement sur cette affaire. ») ; Article 638 du Code de procédure civile (« L'affaire est à nouveau jugée en fait et en droit par la juridiction de renvoi à l'exclusion des chefs non atteints par la cassation. ») et article L431-4 du Code de l’organisation judiciaire (« En cas de cassation, l'affaire est renvoyée, sous réserve des dispositions de l'article L. 411-3, devant une autre juridiction de même nature que celle dont émane l'arrêt ou le jugement cassé ou devant la même juridiction composée d'autres magistrats. Lorsque le renvoi est ordonné par l'assemblée plénière, la juridiction de renvoi doit se conformer à la décision de cette assemblée sur les points de droit jugés par celle-ci. »).]] de l’affaire afin qu’elle soit de nouveau jugée en droit et en fait. Malgré la possibilité d’une rébellion des juridictions du premier renvoi, le second renvoi impose la doctrine de la juridiction de cassation.

C’est cette réalité procédurale qui permet de qualifier, la Cour de cassation et le Conseil d’État, de Cours souveraines du dualisme des ordres juridictionnels. La lecture de la loi faite par les juridictions de cassation ne peut être contestée par les juges du fond sans risque de sanction. Cependant, si le pourvoi en cassation pose la souveraineté de la Cour de cassation et du Conseil d’État, il n’implique pas la suprématie desdites juridictions de cassation. La suprématie de la Cour de cassation et du Conseil d’État au sein de leurs ordres juridictionnels respectifs, est tributaire de l’existence ou de l’inexistence d’un recours contre les décisions de ces juridictions de cassation.

 

En tout état de cause, l’institution de la Question Prioritaire de Constitutionnalité peut-elle être appréhendée comme un recours contre les décisions des juridictions de cassation ?

 

S’il est fait une lecture simple et exégétique de l’article 61-1 de la Constitution, il doit être donné une réponse négative à la question qui précède. De prime abord, la Question Prioritaire de Constitutionnalité détient la modeste charge de ne s’intéresser « qu’aux dispositions législatives » qui portent atteinte aux droits et aux libertés que la Constitution garantit. Conformément à l’article 62 al.2 [[« […] Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause. […] ».]] de la Constitution, le recours QPC prononce une sanction contre une disposition inconstitutionnelle et non contre une décision d’une juridiction de cassation (Cour de cassation ou Conseil d’État). Par conséquent, la Cour de cassation et le Conseil d’État sont des Cour suprêmes, car leurs décisions ne sont susceptibles d’aucun recours. En revanche, lorsque l’article 61-1 de la Constitution est également lu sous la perspective des décisions n°2010-39 QPC (6 octobre 2010) et n°2010-52 QPC (14 octobre 2010), il est possible de discuter tant de la suprématie que de la souveraineté de la Cour de cassation et du Conseil d’État. Lorsqu’il est octroyé à tout justiciable le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition législative, n’est-il pas mis sous l’emprise d’une autre juridiction, le contrôle du travail juridictionnel des juges de cassation (Cour de cassation ou Conseil d’État) ?

 

Nonobstant l’absence de recours direct à l’encontre d’un acte juridictionnel d’une juridiction, la remise en question de la jurisprudence constante de ladite juridiction n’est-elle pas un recours juridictionnel plus grave ?

 

Les juridictions de cassation sont des juges du droit. Cela signifie qu’elles sont garantes de la réalisation de la portée effective de la loi. L’efficacité substantielle des juridictions du droit est l’unification et la consécration de la portée effective de la loi. Lorsque cette efficacité fondamentale est mise en péril par les décisions des juges du fond, alors ces derniers subissent la sanction du juge de cassation. C’est à ce titre que le pourvoi en cassation est l’outil procédural qui garantit l’autorité juridictionnelle des juges de cassation sur l’interprétation de la loi. La Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) a le même effet.

Le Conseil constitutionnel est le juge qui garantit la portée effective des droits et des libertés que le bloc de constitutionnalité garantit. Lorsque ces derniers sont affectés par la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante des juges de cassation confère à la loi applicable, alors la jurisprudence constante non conforme provoque l’abrogation de la disposition législative à laquelle elle est attachée. Ainsi, s’il est vrai que la QPC ne sanctionne pas par l’annulation un acte juridictionnel, mais postule l’abrogation d’une disposition législative, c’est-à-dire un acte législatif, il faut impérativement garder à l’esprit que ce recours préjudiciel sanctionne la normativité effective de la disposition législative qui découle de la répétition d’une solution juridique par l’organe juridictionnel qui fait autorité [[Considérant n°9 de la décision n°2011-120 QPC, Conseil constitutionnel en date du 8 avril 2011 : « Considérant, en dernier lieu, que, si, en posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition, la jurisprudence dégagée par la Cour nationale du droit d'asile n'a pas été soumise au Conseil d'État ; qu'il appartient à ce dernier, placé au sommet de l'ordre juridictionnel administratif, de s'assurer que cette jurisprudence garantit le droit au recours rappelé au considérant 87 de la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 ; que, dans ces conditions, cette jurisprudence ne peut être regardée comme un changement de circonstances de nature à remettre en cause la constitutionnalité des dispositions contestées ; ».]] au sein de son ordre juridictionnel.

Dans cette configuration, la sanction de la non-conformité présente une gravité certaine, car, d’une part, elle renvoie le Législateur à une meilleure rédaction ou confection du texte litigieux. D’autre part, une telle sanction renvoie les juges de cassation (la Cour de cassation et le Conseil d’État) à une meilleure lecture de la loi. De ce point de vue, ce ne sont pas la Cour de cassation et le Conseil d’État qui doivent être appréhendés comme des Cours suprêmes, mais le Conseil constitutionnel, car il ne subit aucun contrôle de sa politique jurisprudentielle. A minima, l’État français se trouve virtuellement susceptible de repenser l’organisation et/ou le fonctionnement de la juridiction constitutionnelle, si jamais la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’Homme y trouve un manquement aux standards du « procès équitable », du « recours effectif » et du « bref délai ». Cela étant, l’élément le plus qualifiant de l’état de Cour suprême (ou au moins de contrôleur de politique jurisprudentielle) est matérialisé par la pratique de réserve d’interprétation dans le cadre d’une QPC portant sur l’interprétation de la loi. Via le recours QPC, le Conseil constitutionnel peut réajuster l’interprétation faite par la Cour de cassation (ou le Conseil d’État) d’une disposition législative afin de rendre la portée effective de ladite loi respectueuse de l’intégrité des droits et des libertés que la Constitution garantit. La décision n°2011-127 QPC, en date du 6 mai 2011, illustre cette réalité, lorsque par une réserve d’interprétation, le juge constitutionnel réajuste une jurisprudence constante de la Cour de cassation sur la question de la faute inexcusable de l’employeur en matière de régime spécial des accidents du travail des marins. Il ressortait de cette jurisprudence [[Décision n° 02-14.142 de la Cour de cassation en date du 23 mars 2004.]] de la Cour de cassation qui posait la portée effective de l'article 20 al. 1 du décret-loi du 17 juin 1938 « relatif à la réorganisation et à l'unification du régime d'assurance des marins », que les marins sont sous l’emprise d’un régime social spécial qui ne prévoit aucun recours contre l'armateur en raison de sa faute inexcusable. Par une telle jurisprudence, le juge de cassation privait une catégorie de victimes d’un recours en responsabilité à l’encontre de l’auteur exclusif de leurs préjudices. Le Conseil constitutionnel consolide la spécialité du régime de prestation social des gens de mer. Cependant, il soumet au respect d’une réserve d’interprétation la validité constitutionnelle de la portée effective que le juge de cassation donne à la disposition litigieuse. En l’espèce, la suprématie du juge constitutionnel se matérialise par l’autorité de ses réserves [[Considérant n°9 de la décision n°2011-127 QPC, du Conseil constitutionnel en date du 6 mai 2011 : «  […] que ces dispositions ne sauraient, sans porter une atteinte disproportionnée au droit des victimes d'actes fautifs, être interprétées comme faisant, par elles−mêmes, obstacle à ce qu'un marin victime, au cours de l'exécution de son contrat d'engagement maritime, d'un accident du travail imputable à une faute inexcusable de son employeur puisse demander, devant les juridictions de la sécurité sociale, une indemnisation complémentaire dans les conditions prévues par le chapitre 2 du titre V du livre IV du code de la sécurité sociale ; que, sous cette réserve, ces dispositions ne méconnaissent pas le principe de responsabilité […] ». Voir également au sujet de l’article L112-2 du code de la voirie routière : Décision n°2011-201 QPC, du Conseil constitutionnel en date du 2 décembre 2011.]] d’interprétation sur la conformité constitutionnelle de la jurisprudence constante de la juridiction de cassation. Qu’elle s’exprime via les réserves d’interprétations ou par le prononcé de la non-conformité, il faut souligner que les décisions QPC portant sur l’interprétation de la loi aboutissent tant à la sanction de l’inconstitutionnalité de la jurisprudence constante (c’est-à-dire à l’essence même de l’acte juridictionnel), qu’à l’abrogation ou à la non-abrogation d’une disposition législative. Dans cette configuration, la Question Prioritaire de Constitutionnalité à une action double. Bien que la QPC n’ait pas vocation à être un recours en annulation ou en réformation d’un acte juridictionnel, car son objet est le contrôle de constitutionnalité a posteriori de la loi telle qu’elle est effectivement mise en pratique, ce dispositif agit en profondeur. Il a un impact redoutable sur l’effet substantiel de l’acte juridictionnel, c’est-à-dire sur la charge de dire le droit en conformité avec la norme suprême.  Dans cette optique, outre le fait d’être un dispositif de finalisation de l’effectivité de la Constitution, la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) est également un corollaire du principe de séparation des autorités judiciaires et de séparation des compétences. À ce titre, l’ordre juridictionnel transversal et incident institué par la QPC postule la pérennisation du dualisme des ordres juridictionnels et confirme la marche du conseil constitutionnel comme Cour suprême d’un ordre juridictionnel constitutionnel chapeautant les ordres juridictionnels administratif et judiciaire, « ponctuellement », c’est-à-dire à l’occasion de la mise en œuvre de la QPC  a fortiori lorsqu’elle concerne le contrôle de la constitutionnalité de l’interprétation de la Loi tant pas la Cour de cassation que par le Conseil d’État.

Publié sur village de la justice :  https://www.village-justice.com/articles/controle-constitutionnalite-interpretation-loi,43826.html

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28 janvier 2023 6 28 /01 /janvier /2023 14:10

Du point de vue de l’organisation de l’autorité juridictionnelle, la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) est une innovation majeure. En effet, ce dispositif constitue un correctif de l’absence de justiciabilité a posteriori de la loi et il force l’achèvement de la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel. Dans le travail visant le respect de l’objectif constitutionnel[i] de bonne administration de la justice l’existence d’une justiciabilité de la loi est une donnée fondamentale. Cependant, l’objectif de bonne satisfaction des réclamations des justiciables peut être véritablement atteint uniquement par l’institution d’un dispositif de contrôle a posteriori.

 

[i] Décision n°2006-545 DC du Conseil constitutionnel en date du 28 décembre 2006, considérant n°24.

 

  1.  La justiciabilité de la loi élément de complétude de l’autorité juridictionnelle

 

D’un point de vue constitutionaliste, la justiciabilité de la loi est un mécanisme consubstantiel au caractère démocratique d’un système (A). Alors que cette consubstantialité n’est pas névralgique au sein d’un système légaliste (B).

 

  1. La dilution du légicentrisme

 

Il est utile de rappeler, que le légicentrisme était le principal obstacle à l’installation d’un dispositif susceptible de remettre en question la conformité de la loi. Cette idéologie postulait une sorte d’intouchabilité juridictionnelle de la loi qui selon les époques pouvait être remise en cause uniquement via l’organe législatif (référé législatif) ou par des mécanismes, plus ou moins diffus, initiés notamment par la réprobation populaire. Par conséquent, bien que le légicentrisme postule une immunité juridictionnelle de la loi, il ne sous-entendait pas, en théorie, l’incontestabilité de cette dernière.

 

L’institutionnalisation de la justiciabilité de la loi a donc nécessité un cheminement long[1] qui est entamé dès les débats[2] relatifs à la constitution de la Ière République. Il est possible d’admettre que le premier pas vers une justiciabilité efficace de la loi est matérialisé par la décision n°71-44 DC du Conseil constitutionnel en date du 16 juillet 1971 et la création du Conseil constitutionnel par la Constitution de 1958. L’institution d’une réelle justiciabilité a priori rend envisageable[3] et acceptable un mécanisme de justiciabilité a posteriori. La décision du Conseil constitutionnel en date du 16 juillet 1971 entame la première phase de la fragilisation du légicentrisme. Ainsi, ce phénomène est confirmé par la validation[4] du contrôle de conventionalité[5] de la loi par le Conseil constitutionnel.

Ces mouvements tant institutionnels que jurisprudentiels provoquent la dilution du légicentrisme au profit d’un épanouissement du constitutionnalisme. Cette maturation[6] du constitutionnalisme était la condicio sine qua non à l’acceptabilité de la justiciabilité a posteriori.

 

  1. L’acceptabilité de la justiciabilité a posteriori de la loi

 

Le dispositif de l’article 61 de la Constitution qui prescrit le contrôle de constitutionnalité a priori a contribué à rendre acceptable[7] l’institution d’un contrôle de constitutionnalité a posteriori. La justiciabilité a priori de la loi donne une primauté aux organes politiques (président de la République, Premier ministre, Présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale ou soixante députés ou encore soixante sénateurs) quant à la validité de la loi avant promulgation. Il s’agit d’un filtre préalable qui, s’il est passé avec succès, interdit[8] (sauf changement de circonstances[9]) que la loi promulguée (donc déclarée constitutionnelle) puisse subir un contrôle constitutionnel a posteriori.

 

Dès lors, l’un des éléments qui participent du caractère acceptable de la justiciabilité a posteriori de la loi, c’est qu’il ne s’agit pas d’un désaveu du contrôle a priori mais bien d’un parachèvement de la justiciabilité de la loi. Les contrôles a priori et a posteriori servent le même dessein l’effectivité de la norme constitutionnelle par la justiciabilité de la loi.

 

  1. L’institution d’un dispositif a posteriori de justiciabilité de la loi

 

L’institution d’un dispositif a posteriori de justiciabilité de la loi peut être mise en œuvre de deux manières. La première peut consister en l’organisation d’une saisine directe (A). La seconde peut consister en l’organisation d’une saisine préjudicielle (B).

 

  1. La saisine directe du juge constitutionnel

 

Il subsiste deux types de saisine directe du juge constitutionnel. L’une se matérialise par une saisine a priori alors que l’autre consiste en une saisine a posteriori. Le recours direct a priori peut se réaliser avant que la loi n’ait été promulguée ou avant qu’elle ait été votée. En tout état de cause, dans l’une ou l’autre hypothèse, la saisine directe a priori intéresse généralement le corps législatif ou les organes politiques constitutionnels tel que l’exécutif étatique ou gouvernemental. La saisine directe a priori a le mérite de prescrire un contrôle concentré (une seule juridiction compétente) et postule un contentieux abstrait dans la mesure où le contrôle ne se réalise pas à l’occasion d’un litige mais à l’occasion de la conception d’un dispositif juridique. Ainsi, la saisine directe a priori est une sorte de juridictionnalisation ou objectivation du débat parlementaire. Dans sa rédaction et dans sa mise en œuvre, le contenu de l’article 61 de la Constitution postule[10] indiscutablement l’effectivité de la hiérarchie des normes en posant la loi comme un acte subséquent à la Constitution.

 

La saisine directe[11] du juge constitutionnel peut également être a posteriori. Il est possible d’envisager deux types de dispositif. La saisine directe a posteriori peut être sèche, c’est-à-dire sans filtre. Cependant, il est également possible de concevoir un recours direct a posteriori aménagé, c’est-à-dire avec filtre.

La saisine directe « a posteriori sèche » est une option qui peut comporter quelques inconvénients tant elle laisse la Constitution face à deux risques non négligeables. Le premier postule un comportement activiste des requérants qui par ambition de subversion politique utiliseraient un tel outil afin de contrarier le bon fonctionnement des institutions par la voie juridictionnelle. Le second écueil de l’action directe sans filtre repose sur le risque d’engorgement de la juridiction constitutionnelle. Il est donc perceptible que l’absence de filtre pose un tel dispositif dans une zone d’inefficacité. C’est la raison pour laquelle l’affectation d’un filtre à un dispositif d’accès au contrôle a posteriori n’est pas un accessoire mais bien une condition préalable. Toutefois, le recours direct « a posteriori aménagé » n’est pas exempt de vices rédhibitoires. L’organisation du tri des recours peut, selon la sévérité de ses critères, être un organe asphyxiant le contrôle de constitutionnalité a posteriori.

En tout état de cause, par l’article 61-1 de la Constitution, il est fait le choix d’un contrôle a posteriori soutenu par un système de filtre par les deux autres juridictions juridictionnelles suprêmes que sont la Cours de cassation et le Conseil d’État.

 

  1. La saisine préjudicielle du juge constitutionnel

 

La saisine préjudicielle semble ne devoir être qu’un recours a posteriori. Un tel dispositif peut être appréhendé comme étant incongru, voire irréaliste, dans une perspective a priori, car cela impliquerait que dans le processus législatif serait institué une chronologie processuelle supposant qu’une première juridiction saisie sur le principal de la validité de la loi soit dans l’obligation de surseoir à statuer au profit d’une seconde qui examinerait le renvoi préjudiciel sur des questions hors du champ de compétence de la première juridiction. Ce schéma travestit le processus législatif pour l’insérer dans une configuration caractérisée par une prépondérance de l’instant juridictionnel. Le débat juridictionnel sur la question de la validité de la loi (l’appréciation du partage des domaines respectifs de la loi et du règlement) au principal, puis « préjudiciellement » sur la question de la constitutionnalité de la loi (conformité de la loi aux principes constitutionnels), détournerait du débat parlementaire, traditionnellement politique.

 

Le Conseil constitutionnel moderne (postérieure à la jurisprudence « liberté d’association ») cumule la compétence sur l’appréciation du partage des domaines respectifs de la loi et du règlement, ainsi que celle qui est relative au contrôle de conformité de la loi aux principes constitutionnels. La saisine préjudicielle a priori du juge constitutionnel n’existe pas, sauf à supposer l’hypothèse selon laquelle le Conseil constitutionnel solliciterait par voie préjudicielle l’avis de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE). Nonobstant le fait que les textes dont cette juridiction assure l’effectivité sont constitutifs de l’Union Européenne, il faut noter que le renvoi préjudiciel auprès de la Cour de Justice de l’Union Européenne n’est pas une saisine d’un juge constitutionnel. Si une telle hypothèse n’est pas valide au sein du système français, dans d’autres types d’organisations juridictionnelles, le renvoi préjudiciel[12] par le juge constitutionnel est accepté. La Cour d’arbitrage en Belgique et la Cour constitutionnelle au Portugal pratiquent la question préjudicielle auprès de la CJUE.

En France, la prise en compte de la question du renvoi préjudiciel a eu une incidence non négligeable[13] sur l’aménagement[14] du dispositif inséré par la loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008. Le mécanisme juridictionnel qui assure l’effet utile du droit européen (question préjudicielle), conformément à la logique postulée par le principe de la hiérarchie des normes, ne pouvait être posé en égalité chronologique avec le dispositif de saisine préjudicielle de contrôle a posteriori de constitutionnalité.

En tout état de cause, la méthodologie des juges pour résoudre un litige impose un traitement chronologique des questions inhérentes à la découverte de la solution du litige. Les principes généraux de la procédure posent la chronologie[15] suivante : question préalable, question principale en sursis en cas de question préjudicielle de droit interne (compétence d’un autre ordre juridictionnel) ou de droit de l’union européenne. Pour ce qui est de la question préjudicielle de droit de l’union européenne, l’article 267 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) propose deux types de renvoi préjudiciel, l’un facultatif[16] (Art. 267 al.2 TFUE) et l’autre obligatoire[17] (Art. 267 al.3 TFUE).

 

Cela étant dit, le caractère prioritaire[18] de la question a posteriori de constitutionnalité est donc en lien avec la subsistance de plusieurs niveaux de questionnement dans la méthodologie qui doit mener à la découverte de la solution du litige. La question préalable constitue le point juridique que le juge doit analyser afin de vérifier si les conditions requises pour l’existence de la question principale sont recouvertes. À ce niveau de la recherche d’une solution au litige, le juge peut déceler des éléments qui imposent la compétence d’un autre ordre juridictionnel. Une fois la question préalable satisfaite, le juge s’intéresse au fond (question principale). C’est à cette occasion que peut survenir la nécessité d’une question préjudicielle soit auprès d’une juridiction d’un autre ordre juridictionnel lorsque l’élément déterminant une partie de la solution est de sa compétence exclusive, soit auprès de la CJUE. Ce dialogue institué, doit permettre au juge du principal, après sursis à statuer, de reprendre la main sur le litige et d’en donner une sanction.

C’est en cohérence avec cette configuration que doit être prioritaire, en toute logique, la saisine préjudicielle a posteriori du juge constitutionnel. Le renvoi préjudiciel a posteriori et prioritaire intervient chronologiquement après la question préalable qui étudie la recevabilité de la demande et la compétence du juge saisi. Dans la mesure où, il ne serait pas pertinent qu’elle intervienne après les questions préjudicielles tenant tant du principe de répartition des compétences juridictionnelles inter-ordre que de l’objectif d’effet utile du droit de l’union européenne, la question a posteriori de constitutionnalité doit être prioritaire sur les autres saisines préjudicielles. Ce caractère prioritaire découle de la logique portée par le principe de hiérarchie des normes ainsi que d’une logique processuelle. Il y aurait une cacophonie par défaut de méthodologie et donc mauvaise administration de la justice, si après s’est prononcé sur la recevabilité de la demande puis sur le fond de celle-ci, le juge se prononçait sur l’inconstitutionnalité de la loi sur laquelle il a fondé sa décision. Il y aurait risque de dédit.

 

Le caractère prioritaire de la question de constitutionnalité post-promulgation est une efficacité processuelle. S’il n’y a pas de fondement juridique à la demande du justiciable, il n’y a pas d’intérêt juridique légitime, pas de procès, pas de question principale donc pas de question préjudicielle. L’analyse de la constitutionnalité de la loi doit être prioritaire car elle peut aboutir à l’abrogation de cette dernière. Ce qui postule la disparition de la question principale. Il est perceptible l’objectif d’effectivité de l’effet cascade. Concrètement, le Conseil constitutionnel par une décision n°2010-605 DC en date du 12 mai 2010, confortée[19] par la Cour de Justice de l’Union Européenne[20] en date du 22 juin 2010, présente les modalités de mise en œuvre de la priorité de la question de constitutionnalité en concours[21] avec une question de conventionalité de la loi. Le conseil s’exprime en ces termes : « Considérant, en premier lieu, que l'autorité qui s'attache aux décisions du Conseil constitutionnel en vertu de l'article 62 de la Constitution ne limite pas la compétence des juridictions administratives et judiciaires pour faire prévaloir ces engagements sur une disposition législative incompatible avec eux, même lorsque cette dernière a été déclarée conforme à la Constitution ; Considérant, en deuxième lieu, qu'il ressort des termes mêmes de l'article 23-3 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée que le juge qui transmet une question prioritaire de constitutionnalité, dont la durée d'examen est strictement encadrée, peut, d'une part, statuer sans attendre la décision relative à la question prioritaire de constitutionnalité si la loi ou le règlement prévoit qu'il statue dans un délai déterminé ou en urgence et, d'autre part, prendre toutes les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires ; qu'il peut ainsi suspendre immédiatement tout éventuel effet de la loi incompatible avec le droit de l'Union, assurer la préservation des droits que les justiciables tiennent des engagements internationaux et européens de la France et garantir la pleine efficacité de la décision juridictionnelle à intervenir ; que l'article 61-1 de la Constitution pas plus que les articles 23-1 et suivants de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée ne font obstacle à ce que le juge saisi d'un litige dans lequel est invoquée l'incompatibilité d'une loi avec le droit de l'Union européenne fasse, à tout moment, ce qui est nécessaire pour empêcher que des dispositions législatives qui feraient obstacle à la pleine efficacité des normes de l'Union soient appliquées dans ce litige ; ». Autrement dit, le caractère prioritaire de la question a posteriori de constitutionnalité n’est pas en contrariété avec le dispositif institué par l’article 267 TFUE. La priorité de la question de constitutionnalité interdit en aucune façon l’efficacité[22] du droit de l’union européenne.

 

L’institution d’un dispositif de saisine préjudicielle a posteriori du juge constitutionnel est un schéma qui introduit le Conseil constitutionnel dans une aire post-moderne (ou de maturité) car elle finalise l’effectivité de la hiérarchie des normes en achevant[23] la construction de l’autorité juridictionnelle au niveau de sa compétence pour statuer sur les réclamations contre la loi sans perturber les mécanismes de contrôle de conventionalité réalisés via le renvoi préjudiciel.

 

  1. L’achèvement de la judiciarisation du Conseil constitutionnel

 

À l’instar de la décision n°71-44 DC en date du 16 juillet 1971, « liberté d’association », la loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008 crée un nouvel élan au sein du Conseil constitutionnel. Ce renouveau est à l’origine de la création d’un règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité. Il semble qu’il puisse provoquer une mutation plus profonde telle la création d’un « Code de justice constitutionnelle.

Par une décision[24] en date du 4 février 2010, le Conseil constitutionnel adopte une décision portant « règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ». Cette dernière doit être assimilée à un « Code de justice constitutionnel ». La conception de ce règlement intérieur, parce qu’il prescrit les modalités d’accès au procès QPC n’échappe pas à l’influence de l’article 6§1 de la Convention Européenne des Libertés Fondamentales et des Droits de l’Homme.

 

  1. L’influence de l’article 6§1 de la Convention EDH

 

L’institution, par la loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008, de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) est véritablement l’amorce d’une nouvelle[25] étape pour le Conseil constitutionnel, car ce dispositif l’extirpe du positionnement de juridiction en aparté. Comme juridiction du contentieux normatif objectif[26] mais également comme juridiction du contentieux électoral[27], le Conseil constitutionnel n’entrait pas directement[28] dans le champ d’application du droit européen, notamment l’article 6§1 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (CESDHLF).

La Cour Européenne des Droits de l’Homme a une analyse claire sur ce point, qu’elle a exprimé par une décision en date du 21 octobre 1997 (n°24194/94), « Jean-Pierre PIERRE-BLOCH contre France » et confirmée par des décisions subséquentes concordantes[29]. Dès lors, il est entendu que le fait qu’une instance se soit déroulée devant une juridiction constitutionnelle ne suffit pas à lui seul que ce type de procès puisse être soustrait aux exigences de l’article 6§1 de la Convention de sauvegarde EDHLF. La catégorie de la juridiction importe peu, car l’élément déterminant de l’applicabilité de l’article 6§1 de ladite convention repose sur le fait que le procès est relatif à une contestation sur des droits et obligations de caractère civil[30], ou encore, attrait à une accusation en matière pénale[31].

 

C’est ainsi qu’il résulte de l’analyse des juges[32] que le contentieux électoral et le contentieux normatif a priori « à la française[33] » ne doivent pas être perçus comme des instances qui apurent des contestations sur des droits et obligations de caractère civil, ou encore, qui apurent une accusation en matière pénale. Bien que la distinction entre matière politique et matière civile peut paraître critiquable[34], parce que perceptible comme étant artificielle, c’est cette différenciation qui fonde l’inapplicabilité de l’article 6§1 de la CESDHLF. Toutefois, si l’inapplicabilité de l’article 6§1 au contentieux électoral est pour l’heure une constante, pour ce qui est du contentieux normatif (saisine directe[35] par des citoyens et saisine préjudicielle[36]) la position du juge européen est différente et laisse anticiper ce qui pourrait advenir d’un « procès QPC » non compatible. Le juge européen admet[37] l’applicabilité des exigences processuelles imposées par l’article 6§1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme aux instances relatives tant à l’inconstitutionnalité d’un texte législatif qu’à l’inconstitutionnalité d’une décision de justice.

Dès lors, l’insertion par la voie préjudicielle d’un contrôle a posteriori de constitutionnalité soumet[38] le Conseil constitutionnel au respect des principes protégés par l’article 6§1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme car le dispositif QPC est incident[39] à une instance principale et doit comme elle respecter les impératifs processuels fondamentaux. C’est donc pour pallier[40] ce risque qu’en date du 4 février 2010, le Conseil constitutionnel adopte une décision portant « règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité » afin que le « procès QPC » soit compatible aux standards européens, c’est-à-dire le délai raisonnable, le contradictoire, l’égalité des armes et l’impartialité.

 

  1. Le procès QPC

 

Le processus qui conduit à l’apurement d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité est balisé par trois principaux textes. Le premier est l’article 61-1 de la Constitution, puis l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 (articles 23-1 à 23-12) et en troisième place il y a le règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les Questions Prioritaires de Constitutionnalité. C’est ce dernier texte qui renseigne davantage sur le déroulement du procès[41] QPC. Il est composé de quatorze articles qui insèrent indiscutablement le Conseil constitutionnel dans un processus de judiciarisation. L’évolution n’est pas uniquement textuelle, car elle a également imposé la réalisation de travaux[42] d’aménagement d’une salle d’audience ainsi que d’une salle des avocats.

 

En tant qu’autorité judictionnelle, à l’instar de la Cour de cassation et du Conseil d’État, le Conseil constitutionnel s’astreint au principe du contradictoire (articles 1er, 3, 6, 7 et 10 du règlement intérieur), de la bonne administration du procès (articles 2, 5 et 13 du règlement intérieur), de la publicité (articles 8, 9 et 12 du règlement intérieur) et de l’impartialité (article 4 et 11 du règlement intérieur). La procédure de saisine est prescrite par les articles 23-1 à 23-12 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958. Par conséquent, c’est dans ce texte qu’il est prescrit un délai de trois mois pour statuer sur la QPC (délai raisonnable, contradictoire et audience publique : article 23-10 de l’ordonnance n°58-1067).

 

Il est manifeste que c’est dans ces quelques lignes (l’ordonnance n°58-1067 et le règlement intérieur) qu’est contenu le commencement du parachèvement de la judiciarisation[43] du Conseil constitutionnel car le contrôle a posteriori de constitutionnalité pose indiscutablement le Conseil constitutionnel dans un rôle de juge constitutionnel. Cependant, il s’agit d’un « commencement du parachèvement de la judiciarisation du Conseil constitutionnel » car la finalisation de cette transformation doit être ponctuée, notamment, par la refonte de la composition du Conseil constitutionnel.

 

 

 

  1. La mutation du Conseil constitutionnel

 

Dans une approche un peu plus spéculative, il est possible d’anticiper les effets probables de l’introduction de la QPC tant sur la composition du Conseil constitutionnel que sur le repositionnement de ce dernier.

 

  1. La composition du conseil constitutionnel et le renforcement juridictionnel de l’institution

 

La question de la composition du Conseil constitutionnel n’est pas nouvelle. L’insertion de la Question Prioritaire de Constitutionnalité aggrave la pertinence de l’interrogation portée sur la désignation des membres du Conseil. Le Comité « de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République » s’exprime en ces termes : « Il n’est pas apparu au Comité que ce renforcement du caractère juridictionnel de la mission assignée au Conseil constitutionnel devait rester sans effet sur la composition de cette institution[44] […] ». L’anticipation du Comité dit « Balladur[45] » inspire deux propositions l’une sera consolidée alors que l’autre ne le sera pas.

 

Le Comité « de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République » proposera[46] la modification de l’article 56 de la Constitution. Dans un premier temps, il est suggéré la mise en place d’un dispositif d’encadrement des nominations[47]. Le dispositif consiste à soumettre la nomination des trois membres du Conseil constitutionnel à l’avis public préalable de la commission permanente de chaque assemblée. L’addition des votes négatifs (trois cinquièmes des suffrages exprimés) au sein de chaque commission permanente constitue un blocage[48]. Le dispositif d’encadrement des nominations est applicable également aux nominations faites par le président du Sénat et celui de l’Assemblée nationale. En revanche, pour ces nominations, les désignations « sont soumises au seul avis de la commission permanente compétente de l’assemblée concernée[49] ». Il est possible de supposer qu’il subsiste également un blocage des trois cinquièmes. Ce volet de la proposition n°74 a été consolidé par la loi constitutionnelle n°2008-724 en date du 23 juillet 2008.

 

Dans un second temps, il est suggéré l’abrogation de l’alinéa qui institue de droit et à vie les anciens Présidents de la République comme membre du Conseil constitutionnel. Cette proposition n’a pas été consolidée sous la présidence de monsieur Nicolas SARKOZY[50]. Cependant, à l’occasion des vœux du président de la République au Conseil Constitutionnel, le président en fonction depuis la mi-mai 2012, monsieur François HOLLANDE[51], dans un discours[52] en date du 7 janvier 2013, émet l’intention de mettre un terme à la désignation à vie en tant que membre du Conseil constitutionnel des anciens présidents de la République. Pour l’heure, ce statut reste inchangé.

 

En tout état de cause, la soumission du Conseil constitutionnel aux exigences processuelles fondamentales, notamment telles qu’interprétées par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (Cour EDH) donne une ampleur juridictionnelle, et non plus principalement doctrinale, à la question de la composition du Conseil constitutionnel. L’encadrement des nominations peut être perçu comme une initiative susceptible de réduire les doutes quant à l’apparente[53] partialité des membres. L’intervention des commissions permanentes[54] semble devoir octroyer des garanties suffisantes afin d’exclure tout doute légitime. L’article 57 de la Constitution (relatif aux incompatibilités[55]) et le décret n°59-1292 du 13 novembre 1959 sur « les obligations des membres du Conseil constitutionnel », sont des textes qui prescrivent des dispositifs susceptibles de proscrire l’impartialité subjective[56] des membres de la juridiction constitutionnelle. À défaut d’abstention[57], les membres du Conseil constitutionnel peuvent être récusés. À ce niveau, dans son article 4 al.4[58], le règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les QPC s’inspire fortement de la jurisprudence[59] de la Cour EDH. Il est constant que le fait qu’un juge ait déjà eu à connaître d’une affaire à l’occasion d’autres fonctions ou d’un litige antérieur ne suffit pas à induire sa partialité. Ce qui importe ce sont les mesures prises par le juge avant le procès. Cette circonstance renforce la nécessité, au moins, de purger le Conseil de ses membres de droit.

 

  1. Le repositionnement du Conseil constitutionnel

 

L’article 61-1 de la Constitution, l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 (articles 23-1 à 23-12) et le règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les Questions Prioritaires de Constitutionnalité, introduisent le Conseil constitutionnel dans une phase de renforcement[60] juridictionnel.

 

Le Conseil n’est plus uniquement une instance a priori dont la saisine est réservée exclusivement à des organes[61] politiques constitutionnels. La loi constitutionnelle n°2008-724 en date du 23 juillet 2008, l’inscrit dans une collaboration organique avec la Cour de cassation et le Conseil d’État. Le repositionnement du Conseil constitutionnel découle principalement du fait qu’il est introduit organiquement au sein du dualisme des ordres juridictionnels par la voie préjudicielle alors qu’il y était de manière informelle via le mécanisme de dialogue des juges caractérisée par la persuasion des jurisprudences. C’est ainsi que l’institution de la QPC a pour effet non seulement de créer un lien entre des juridictions souveraines, mais participe à la réalisation de l’objectif de bonne administration de la justice notamment en permettant aux justiciables d’avoir « la faculté de faire valoir la plénitude de leurs droits[62] ».

 

En tout état de cause, la QPC donne un « la » à la marche du conseil constitutionnel vers son renforcement en tant que juge constitutionnel. En effet, dans la mesure où l’article 23-2.2° de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, pose un lien entre le contrôle a posteriori et le contrôle a priori, il est à peine surprenant que par une décision n°2022-152[63], en date du 11 mars 2022, le Conseil constitutionnel crée un « règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les déclarations de conformité à la Constitution » entré en vigueur le 1er juillet 2022. L’article 23-2 précité, prescrit les 3 conditions qui doivent être remplies afin que la QPC soit transmise par la juridiction saisie. Parmi ces conditions, le point 2° souligne un défaut de transmissibilité de la QPC si la loi visée n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel (sauf changement des circonstances).  C’est à ce titre, compte tenu de la manifeste et indiscutable judiciarisation du contrôle a posteriori de constitutionnalité, que le contrôle a priori de constitutionnalité doit formaliser (à droit constant[64]) un Code [règlement intérieur] de procédure [Saisine, instruction, jugement] suivie devant le Conseil constitutionnel pour les déclarations de conformité à la Constitution. En effet, la décision qui découle d’un contrôle a priori doit, d’une certaine façon, montrer le caractère d’un « procès » équitable (art. 4 à 13 dudit règlement intérieur) dans la mesure où l’existence d’une telle décision (sauf changement des circonstances) interdit la transmissibilité de la QPC. Les conditions de saisine du juge du contrôle a posteriori de constitutionnalité impose une sorte de judiciarisation (par le biais de règle de procédure et d’instance) du contrôle a priori de constitutionnalité : « Petit à petit l’oiseau fait son nid ».

 

 

[65]

 

 


[1] Au moins deux siècles.

[2] SIEYÈS : « Une constitution est un corps de lois obligatoires, ou ce n’est rien ; si c’est un corps de lois on se demande où sera le gardien, où sera la magistrature de ce code. Il faut pouvoir répondre. Un oubli de ce genre serait inconcevable autant que ridicule dans l’ordre civil ; pourquoi le souffriez-vous dans l’ordre politique ? Des lois, quelles qu’elles soient, supposent la possibilité de leur infraction, avec un besoin réel de les faire observer. Il m’est donc permis de le demander : qui avez-vous nommé pour recevoir la plainte contre les infractions à la Constitution ? ».

[3] Bruno GENEVOIS, « Le contrôle de constitutionnalité au service du contrôle a posteriori », RFDA 2010, p.1. Séverine BRONDEL, « Trois réserves d’interprétation pour la question prioritaire de constitutionnalité », AJDA 2009, p.2318.

[4] Décision n°74-54 DC du 15 janvier 1975 et décision n°2004-496 DC du 10 juin 2004 (Dalloz 2004 ; p.1739).

[5] Denys SIMON, « Conventionalité et constitutionnalité », Pouvoirs, 2011/2 n°137, p19-31.

[6] Guillaume TUSSEAU, « La fin d’une exception française ? », Pouvoirs, 2011/2 n°137, p5-17. Jean-Claude GROSHENS, « L’exception d’inconstitutionnalité : un chantier difficile », Revue de droit public et de la science politique en France et à l’étranger (septembre n°3), p.588. Pascal JAN, « La question prioritaire de constitutionnalité », Petites affiches (18 décembre 2009) n°252, p.6.

[7] Décision n°2009-595 DC du Conseil constitutionnel en date du 3 décembre 2009. Bruno GENEVOIS, « Le contrôle de constitutionnalité au service du contrôle a posteriori », RFDA 2010, p.1. Séverine BRONDEL, « Trois réserves d’interprétation pour la question prioritaire de constitutionnalité », AJDA 2009, p.2318.

[8] Article 23-2.2° de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel (modifiée par la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution) : « La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : […] 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; […] »

[9] Décision n°2009-595 DC du Conseil constitutionnel en date du 3 décembre 2009, considérant n°13 : « conduit à ce qu’une disposition législative déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel soit de nouveau soumise à son examen lorsqu’un tel réexamen est justifié par les changements intervenus, depuis la précédente décision, dans les normes de constitutionnalité applicables ou dans les circonstances, de droit ou de fait, qui affectent la portée de la disposition législative critiquée». Également, décisions n°2010-14 et n°2010-22 QPC du Conseil constitutionnel en date du 30 juillet 2010.

[10] Par exemple : décision n°71-44 DC du Conseil constitutionnel en date du 16 juillet 1971 ; décision n°75-54 DC du Conseil constitutionnel en date du 15 janvier 1975.

[11] Ce type de saisine existe en Allemagne, en Espagne, en Andorre, Croatie, Slovénie ou République tchèque.

[12] Cahiers du Conseil constitutionnel n° 4 (Dossier : Droit communautaire - droit constitutionnel) - Avril 1998.

[13] Anne LEVADE, « Perspectives : confrontation entre contrôle de conventionalité et contrôle de constitutionnalité », AJDA 2011, p.1257. Denys SIMON, « Conventionalité et constitutionnalité », Pouvoirs, 2011/2 n°137, p19-31. Jacqueline DUTHEIL de la ROCHÈRE, « La question prioritaire de constitutionnalité et le droit européen : la porte étroite », Revue trimestrielle de droit européen 2010, p.577. Bernadette AUBERT, « L’affaire Melki et Abdeli », Revue de science criminelle 2011, p.466.

[14] Bruno GENEVOIS, « Le contrôle de constitutionnalité au service du contrôle a posteriori », RFDA 2010, p.1. Henri LABAYLE, « Question prioritaire de constitutionnalité et question préjudicielle : ordonner le dialogue des juges ? », RFDA 2010, p.659. Marie GAUTIER, « La question de constitutionnalité peut-elle rester prioritaire ? », RFDA 2010, p.449. Patrick GAÏA, « La Cour de cassation résiste… mal », RFDA 2010, p.458.

[15] Article 49 du Code de procédure civile (voire décisions : Cass. Soc. Du 16 novembre 1961 [Dalloz 1962, 161], Assemblée plénière du 6 juillet 2001 [Bull. civ. 2001 n°9], Cass. 1ère civ. du 19 juin 1985 [Dalloz 1985, 426]), article 384 du Code de procédure pénale et articles R312-3 et R312-4 du Code de justice administrative (voire décisions : Conseil d’État du 27 juillet 1979 [Recueil CE, p.189], Conseil d’État du 22 décembre 1978 [Recueil CE, p.525]). Article 267 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) relatif à la procédure de renvoi préjudiciel.

[16] Conformément à l'article 267, alinéa 2 TFUE, le juge interne (ou national) peut poser une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union Européenne si il estime que la saisine préjudicielle est « nécessaire » à la résolution du litige. Cependant, la CJUE considère que lorsqu'une juridiction nationale estime qu'un acte de l'Union Européenne n'est pas valide, elle est obligée de poser une question préjudicielle.

[17] Conformément à l'article 267, alinéa 3 TFUE, le renvoi préjudiciel est obligatoire lorsqu’une affaire est devant une juridiction nationale (Cour de cassation et Conseil d’État) dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne et que la saisine préjudicielle est « nécessaire » à la résolution du litige.

[18] Articles 23-2 al.2 et 23-5 al.2 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée par les lois organiques n°2008-695 du 15 juillet 2008, n°2009-1523 du 10 décembre 2009 et n°2010-830 du 22 juillet 2010.

[19] Une décision du Conseil d’État en date du 14 mai 2010 (n°312305) adopte la même interprétation des articles 23-2 al.2 et 23-5 al.2 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée.

[20] Affaire n°C-188/10, « Aziz MELKI » ; et affaire n°C-189/10, « Sélim ABDELI ».

[21] Par une décision en date du 16 avril 2010, la chambre criminelle de la Cour de cassation sollicite l’avis de la CJUE sur le dispositif, nouvellement institué, de la QPC (n°10-40.001).

[22] Sandrine WATTHÉE, « La règle de priorité face à la jurisprudence européenne : les situations belge et française », Jurisdoctoria n°6 (2011).

[23] Marc GUILLAUME, « La question prioritaire de constitutionnalité », Justice et cassation 2010.

[24] Marc GUILLAUME, « Le règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité», « Les petites affiches » n°38 mais également « la gazette du palais » n°54 du 23 février 2010.

[25] Paul TAVERNIER, « Le conseil constitutionnel français et la convention européenne des droits de l’Homme », Droits fondamentaux n°7 (Janvier 2008- décembre 2009). Jean-Louis PEZANT, « Cours suprêmes et convention européenne des droits de l’Homme », Le 13 février 2009, visite du Président et d’une délégation de la Cour européenne des droits de l’homme au Conseil constitutionnel. Guillaume LAZZARIN, « La soumission du Conseil constitutionnel au respect des principes du procès équitable », 8ème congrès français de droit constitutionnel (2011).

[26] Stéphanie DE LA ROSA, « L’article 6§1 de la Convention européenne, le Conseil constitutionnel et la question préjudicielle de constitutionnalité », Revue française de droit constitutionnel 2009/4 – n°80, p. 817 à 836.

[27] Laurence BURGORGUE-LARSEN, « Exclusion du contentieux électoral du champ d’application de l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme », AJDA 1998, p.65.

[28] Décision de la Cour EDH en date du 28 octobre 1999, « Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres contre France ».

[29] Décision de la Cour EDH en date du 14 septembre 1999, « Masson contre France » ; décision de la Cour EDH en date du 26 janvier 1999, « Cheminade contre France ».

[30] Décision de la Cour EDH en date du 23 juin 1981, « Le Compte, Van Leuven et De Meyere ».

[31] Décision de la Cour EDH en date du 8 juin 1976, « Engel contre Pays-Bas » ; décision de la Cour EDH en date du 28 juin 1978, « König contre RFA ».

[32] Sept juges contre deux pour ce qui est de la position prise lors de la décision n°24194/94 en date du 21 octobre 1997, « Jean-Pierre PIERRE-BLOCH contre France ».

[33] Il faut remarquer que de nombreuses décision de la Cour EDH contribue à mettre à mal le mythe de l’exception française souvent excipé par le gouvernement astreint par devant la juridiction européenne : par exemple la décision n°24194/94 en date du 21 octobre 1997, « Jean-Pierre PIERRE-BLOCH contre France » ou encore la décision de la Cour EDH en date du 14 septembre 1999, « Masson contre France » ; ainsi que la décision de la Cour EDH en date du 26 janvier 1999, « Cheminade contre France ».

[34] Paul TAVERNIER, « Le conseil constitutionnel français et la convention européenne des droits de l’Homme », Droits fondamentaux n°7 (Janvier 2008- décembre 2009).

[35] Décision de la Cour EDH en date du 16 septembre 1996, « Süssmann contre Allemagne ».

[36] Décision de la Cour EDH en date du 1er juillet 1997, « Pammel et Probstmeier contre Allemagne ». Décision de la Cour EDH en date du 3 mars 2000, « KRC mar contre République tchèque ».

[37] Décision de la Cour EDH en date du 16 novembre 2004, « Moreno Gomez contre Espagne » ; décision de la Cour EDH en date du 13 juillet 2000, « Elsholz contre Allemagne » ; décision de la Cour EDH en date du 12 octobre 2000, « Jankovic contre Croatie » ; décision de la Cour EDH en date du 12 juin 2001, « Tricˇkovic´ contre Slovénie » ; décision de la Cour EDH en date du 6 juillet 1999, « Millan i Tornes contre Andorre » ; décision de la Cour EDH en date du 26 juin 1993, « Ruiz-Mateos contre Espagne » ; décision de la Cour EDH en date du 19 septembre 2008, « Korbely contre Hongrie ».

[38] Guillaume LAZZARIN, « La soumission du Conseil constitutionnel au respect des principes du procès équitable », 8ème congrès français de droit constitutionnel (2011).

[39] Article 61-1 de la Constitution de 1958 : « […] à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction […] ».

[40] Marc GUILLAUME, « Le règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité», « Les petites affiches » n°38 mais également « la gazette du palais » n°54 du 23 février 2010.

[41] Dominique ROUSSEAU, « Le procès constitutionnel », Pouvoirs 2011/2 n°137, p.47-55.

[42] Régis FRAISSE, « La procédure en matière de QPC devant le Conseil constitutionnel, considérations pratiques », AJDA 2011, p.1246. Fanny JACQUELOT, « La procédure de la question prioritaire de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel », AJDA 2010, p.950. Marc GUILLAUME, « Le règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité», « Les petites affiches » n°38 mais également « la gazette du palais » n°54 du 23 février 2010.

[43] Jean-Claude COLLIARD, « Un nouveau Conseil constitutionnel ? », Pouvoirs 2011/2 n°137, p.155-167.

[44] Comité « de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République », « Une Vème République plus démocratique », p.90.

[45] L’article 2 du décret n°2007-1108 du 18 juillet 2007 « portant sur la création d’un comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République », désigne M. Édouard BALLADUR président du Comité.

[46] Proposition n°75, du rapport du Comité, « Une Vème République plus démocratique », p.90 et 125.

[47] Proposition n°8, du rapport du Comité, « Une Vème République plus démocratique », p.111 : il s’agit de l’introduction d’une procédure de contrôle parlementaire sur certaines nominations qui relèvent du Président de la République.

[48] Article 13 (modifié) de la Constitution de 1958.

[49] Article 56 (modifié) de la Constitution de 1958.

[50] Le Président Nicolas Sarkozy, à partir 2012 ont fait le choix de ne plus siéger respectivement en mars 2011 et janvier 2013.

[51] Le Président François Hollande a fait le choix de ne pas siéger au Conseil constitutionnel en qualité de membre de droit.

[52] Extrait du discours de Monsieur François HOLLANDE, président de la République, au Conseil Constitutionnel à l’occasion des vœux pour l’année 2013 : « […] J'entends aussi mettre fin au statut de membre de droit du Conseil Constitutionnel des anciens présidents de la République. Je proposerai donc d'y mettre un terme mais uniquement pour l'avenir. […] » (http://www.elysee.fr/declarations/article/v-ux-du-president-de-la-republique-au-conseil-constitutionnel/).

[53] Décision de la Cour EDH en date du 27 août 2002, « Didier contre France ».

[54] Articles 13 (modifié) et 56 (modifié) de la Constitution de 1958.

[55] Incompatibilité avec tout mandat électoral et Incompatibilité professionnelles identiques à celles qui s’appliquent aux membres du Parlement : Décision n°94-354 DC du Conseil constitutionnel en date du 11 janvier 1995.

[56] Décision de la Cour EDH en date du 23 avril 1996, « Remli contre France ».

[57] Article 1er du décret n°59-1292 du 13 novembre 1959 sur « les obligations des membres du Conseil constitutionnel ». Article 4 al.1 du règlement intérieur sur la procédure QPC. Décision n°98-399 DC du Conseil constitutionnel en date du 5 mai 1998. Pierre BON, « Récuser un membre du Conseil constitutionnel », Recueil DALLOZ 2010, p.2007.

[58] « Le seul fait qu'un membre du Conseil constitutionnel a participé à l'élaboration de la disposition législative

faisant l'objet de la question de constitutionnalité ne constitue pas en lui−même une cause de récusation. »

[59] Décision de la Cour EDH en date du 6 juin 2000, « Morel contre France ».

[60] Jean-Claude COLLIARD, « Un nouveau Conseil constitutionnel ? », Pouvoirs 2011/2 n°137, p.155-167.

[61] Article 61 de la Constitution de 1958.

[62] Comité « de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République », « Une Vème République plus démocratique », p.87.

[64] Mathilde HEITZMANN-PATIN, « le règlement intérieur de la procédure de contrôle a priori devant le conseil constitutionnel : avancées, lacunes ou incertitudes ? » ; https://blog.juspoliticum.com/2022/03/31/le-reglement-interieur-de-la-procedure-de-controle-a-priori-devant-le-conseil-constitutionnel-avancees-lacunes-ou-incertitudes-par-mathilde-heitzmann-patin/ .

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28 janvier 2023 6 28 /01 /janvier /2023 14:08

L’article 317 du code pénal de 1810 prescrivait que « Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, violences, ou par tout autre moyen, aura procuré l'avortement d'une femme enceinte, soit qu'elle y ait consenti ou non, sera puni de la réclusion. La même peine sera prononcée contre la femme qui se sera procuré l'avortement à elle-même, ou qui aura consenti à faire usage des moyens à elle indiqués ou administrés à cet effet, si l'avortement s'en est ensuivi. Les médecins, chirurgiens et autres officiers de santé, ainsi que les pharmaciens qui auront indiqué ou administré ces moyens, seront condamnés à la peine des travaux forcés à temps, dans le cas où l'avortement aurait eu lieu. ». À ce titre, depuis 1810 (voire au moins depuis l’édit d’Henri II de 1556 ; Kintz Jean-Pierre, « Avortement et justice ». In : Annales de démographie historique, 1973. Enfant et Sociétés. pp. 401-404) l’interruption volontaire est considérée comme un crime opposable tant à la femme enceinte qu’aux personnes qui l’auraient assisté et/ou conseillé et/ou auraient procédé à l’intervention abortive.

Ainsi, dans une perspective historique, la dépénalisation de l’avortement survenue en 1975, par la loi n°75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, est relativement récente (c’est-à-dire 47 ans en 2022) par rapport au temps d’existence de la pénalisation au titre de l’article 317 du code pénal de 1810, c’est-à-dire 165 ans (voire 419 ans au titre de l’édit d’Henri II de 1556). En outre, à se concentrer sur la pénalisation de l’interruption volontaire de la grossesse, il pourrait être omis que l’encouragement ou/et la facilitation de l’usage de moyens de contraception avait été considérée comme un crime aussi grave que la provocation à l’avortement à en lire la loi du 1er août 1920 (JORF n°0208 du 1er août 1920, p. 10934.) réprimant la provocation à l’avortement et à la propagande anticonceptionnelle. En effet, dans la continuité du dispositif d’interdiction de l’article 317 du code pénal de 1810, l’article 1er de la loi de 1920 s’exprimait en ces termes : « Sera puni d’un emprisonnement de six à trois ans et d’une amende de cent francs à trois mille francs quiconque : soit par des discours proférés dans des lieux ou réunions publics ; soit, par la vente, la mise en vente ou l’offre, même non publique, ou par l’exposition, l’affichage ou la distribution sur la voie publique ou dans les lieux publics, ou par la distribution à domicile, la remise sous bande ou sous enveloppe fermée ou non fermée, à la poste, ou à tout agent de distribution ou de transport, de livres, d’écrits, d’imprimés, d’annonces, d’affiches, dessins, images et emblèmes ; soit par la publicité de cabinets médicaux ou soi-disant médicaux ; aura provoqué au crime d’avortement alors même que cette provocation n’aura pas été suivie d’effet. ». C’est ainsi, que le Législateur de l’époque prescrivait le cadre visant à circonscrire la diffusion, par quelque moyen que ce soit, de l’idée et des « méthodes » relatives à l’avortement. Paradoxalement à la volonté sans ambiguïté de proscrire tous moyens de diffusion et de réalisation de l’avortement, le Législateur faisait également grief tant à la diffusion de l’idée et aux moyens de contraception. En effet, il y a lieu de mettre en relief ce paradoxe qui consistait à interdire l’avortement mais également le moyen qui pourrait permettre que ne survienne pas la situation (c’est-à-dire la grossesse) que l’avortement vise à interrompre volontairement : la contraception.

 

  Par son article 3, la loi du 1er août 1920, interdisait et punissait la propagande au profit de la contraception (« propagande anticonceptionnelle ») par une peine d’amende plus onéreuse que celle sanctionnant la « provocation à l’avortement » : « Sera puni d’un mois à six mois de prison et d’une amende de cent francs à cinq mille francs, quiconque, dans un but de propagande anticonceptionnelle, aura, par l’un des moyens spécifiés aux articles 1er et 2, décrit ou divulgué, ou offert de révéler des procédés propres à prévenir la grossesse, ou encore faciliter l’usage de ces procédés. Les mêmes peines seront applicables à quiconque, par l’un des moyens énoncés à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881, se sera livré à une propagande anticonceptionnelle ou contre la natalité. ». C’est par la loi n°67-1176 du 28 décembre 1967 relative à la régulation des naissances et abrogeant les articles L648 et L649 du code de la santé publique, dite « Loi Neuwirth », que la pilule est légalisée et la contraception autorisée. Cependant, par l’art. 3 de la loi n°67-1176, subsistait l’interdiction de l’avortement : « La vente des produits, médicaments et objets contraceptifs est subordonnée à une autorisation de mise sur le marché, délivrée par le ministre des affaires sociales. Elle est exclusivement effectuée en pharmacie. Les contraceptifs inscrits sur tableau spécial, par décision du ministre des Affaires sociales, ne sont délivrés que sur ordonnance médicale ou certificat médical de non-contre-indication. Aucun produit, aucun médicament abortif ne pourra être inscrit sur ce tableau spécial. Cette ordonnance ou ce certificat de non-contre-indication sera nominatif, limité quantitativement et dans le temps, et remis, accompagné d’un bon tiré d’un carnet à souches, par le médecin au consultant lui-même. […] ». En tout état de cause, il s’agissait tout de même un pas réalisé vers l’accessibilité de la contraception. Ce dernier étant suivi d’un autre pas avec la loi n°74-1026 du 4 décembre 1974, portant diverses dispositions relatives à la régulation de naissances. En effet, elle procède un toilettage de la « Loi Neuwirth » notamment en permettant aux « centres de planification ou d’éducation familiale agréés » de délivrer gratuitement des médicaments, produits ou objets contraceptifs (sur prescription médicale) aux mineurs. La contraception est remboursée par la sécurité sociale. La contraception étant légalisée et rendu plus accessible, il était ainsi posé, d’une certaine manière, la fin du paradoxe interdiction d’avortement/ interdiction contraception. En effet, cette « dualité » instaurait une mécanique législative qui insérait la femme (mariée ou non) active sexuellement dans un hiatus aboutissant à sa criminalisation au point où la femme fertile était légalement dépossédée de l’aspiration de détenir et de mettre en œuvre légalement tout moyen de contrôle de sa fertilité. Dans la perspective relative à la prohibition de l’anti-natalité, ce hiatus « interdiction d’avortement/ interdiction contraception », pose même, pour certain, le corps de la femme comme faisant l’objet d’une « nationalisation » (L. MARGUET, « Les lois sur l’avortement [1975-2013] : une autonomie procréative en trompe l’œil », La revue des droits de l’homme, 2014, n° 5, en ligne sur http://revdh.revues.org/731).    C’est dans ce contexte qu’est promulgué la loi n°75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, dite « Loi VEIL ».

 

  1. La légalisation de l’interruption volontaire de grossesse

 

La loi n°75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, dite « Loi VEIL » pose dès son Titre Ier son statut d’éclaireur. En effet, au regard du contexte juridique, politique et social de l’époque évoqué par Mme VEIL dans son discours du 26 novembre 1974 (accessible sur le site de l’assemblée nationale à la rubrique « Grands discours parlementaires »), le texte pose explicitement un système dérogatoire et expérimental qui suspend pendant 5 ans la législation répressive prescrite par l’article 317 du code pénal de 1810 (art. 2, loi n°75-17 : « Est suspendue pendant une période de cinq ans à compter de la promulgation de la présente loi, l’application des dispositions des quatre premiers alinéas de l’article 317 du code pénal lorsque l’interruption volontaire de la grossesse est pratiquée avant la fin de la dixième semaine par un médecin dans un établissement d’hospitalisation public ou un établissement d’hospitalisation privé satisfaisant aux dispositions de l’article L176 du code de la santé publique. »). À ce titre, la « Loi VEIL » n’institue pas encore un droit à l’avortement mais cherche à « mettre fin à une situation de désordre et d'injustice et d'apporter une solution mesurée et humaine à un des problèmes les plus difficiles […] ». Pour autant, cela n’a pas empêché le texte d’être soumis au juge constitutionnel à la suite de la saisine de ce dernier par 60 députés. En tout état de cause, cette saisine, a été la première occasion (mais pas la dernière) pour une « loi IVG » d’être soumis à l’examen de conformité constitutionnel. Outre le fait de confirmer le caractère dérogatoire des dispositions de la loi n°75-17, le conseil constitutionnel, par sa décision n°74-54 DC du 15 janvier 1975 (Considérants n°9 et 10 de ladite décision), ne considère pas que ladite loi est contraire à l’un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ni ne méconnait les principes énoncés dans le Préambule de la Constitution de 1946. Ainsi, adoubé par le juge constitutionnel et résistant à la pratique, le texte dérogatoire et expérimental visant à « mettre fin à une situation de désordre et d'injustice […] » qu’était la « Loi VEIL » est pérennisé par la loi n° 79-1204 du 31 décembre 1979 relative à l'interruption volontaire de la grossesse. Puis vient la loi n° 2001-588 du 4 juillet 2001 relative à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception (supprime l’autorisation parentale pour l’accès des mineures à la contraception, allonge du délai légal de recours à l’IVG, en aménageant de l’autorisation parentale pour les mineures demandant une IVG, et étend le champ du délit d’entrave.), ensuite la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes (supprime la notion "d’état de détresse", qui avait une appréhension très subjective, au profit de la locution « qui ne veut pas poursuivre une grossesse ».), et, enfin loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 relative à la modernisation de notre système de santé (supprime le délai de réflexion obligatoire de 7 jours).

 

Chacune de ces trois dernières lois a subi avec succès le contrôle de constitutionnalité (Décision n° 2001-446 DC du 27 juin 2001 ; Décision n° 2014-700 DC du 31 juillet 2014 ; Décision n° 2015-727 DC du 21 janvier 2016) réalisé à la suite de la saisine du conseil constitutionnel soit par au moins 60 députés et/ou 60 sénateurs. Bien que le conseil constitutionnel n’en ait pas pour autant révélé à cet occasion un nouveau principe fondamental reconnus par les lois de la République, il n’en reste pas moins que cette stabilité dans l’appréhension des « Lois IVG » par le juge constitutionnel français n’est pas comparable au contexte de la question de l’avortement aux USA avant et, bien entendu, après la décision « Dobbs v. Jackson » du 24 juin 2022 (Rapport n° 42 (2022-2023) de Mme Agnès CANAYER, fait au nom de la commission des lois, déposé le 12 octobre 2022 : https://www.senat.fr/rap/l22-042/l22-0422.html).

 

Pour autant, cela signifie-t-il que les 47 années d’ancienneté du droit de l’avortement en France qui institue un droit à l’avortement au profit des femmes est intouchable ?  

 

  1. La fragilité du droit-créance de l’avortement

 

« Selon G. Burdeau, le droit-créance se présente comme « la prétention légitime à obtenir [de la collectivité] les interventions requises pour que soit possible l'exercice de la liberté »(1). Pour R. Pelloux, il confère « à l'individu le droit d'exiger certaines prestations de la part de la société ou de l'État : par exemple droit au travail, droit à l'instruction, droit à l'assistance »(2). Il ressort de ces définitions la prégnance de l'idée d'une dette positive. Le droit-créance est un pouvoir d'exiger, implique une intervention positive, une prestation positive... Alors que les libertés sont « opposables à l'État », les créances sont « exigibles de lui »(3). Ces dernières doivent être mises en oeuvre. J. Rivero soulignait qu'en l'absence de cette concrétisation, le droit « demeure virtuel »(4). » (Laurence GAY ; La notion de « droits-créances » à l'épreuve du contrôle de constitutionnalité ; CAHIERS DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL N° 16 (PRIX DE THÈSE 2002) - JUIN 2004).

 

Récemment renforcée par la loi n°2022-295 du 2 mars 2022, le droit de l’avortement posé par les articles L2211-1 à L2223-2 et R2212-1 à R2222-3 du code de la santé publique, octroie à la femme enceinte, avant la fin de la quatorzième semaine de grossesse, qui ne souhaite pas poursuivre une grossesse, la faculté de demander à un médecin ou à une sage-femme d’interrompre sa grossesse. Cependant (L2212-8 du Code de la santé publique), dans la mesure où aucun médecin ou sage-femme n’est tenu de pratiquer une IVG, il pèse sur le professionnel qui refus de pratiquer une telle intervention, l’obligation « sans délai » de communiquer le nom de professionnels susceptibles de réaliser l’IVG. En outre, un établissement de santé privé peut refuser que des IVG soient pratiqués dans ses locaux sauf s’il est habilité à assurer un service public hospitalier et qu’il n’existe pas d’autres établissements de ce type dans le département ? dans la région ?

 

En tout état de cause, étant inscrite au titre du droit de la santé publique, le droit à l’accès à l’avortement et à la contraception est fortement tributaire des disparités d’offres de santé qui existe d’une région à une autre (Rapport sur la proposition de loi constitutionnelle de Mme Mathilde Panot et plusieurs de ses collègues visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception [293], n° 488 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion_lois/l16b0488_rapport-fond). L’existence de désert médicaux est l’une des premières zones à risque pour la garantie à toute personne d’avoir accès à une méthode d’IVG. Ces distorsions s’accentuent lorsque l’on y ajoute notamment les problématiques d’offre de transport…

 

L’accessibilité de l’avortement et de la contraception s’est construite dès 1975 comme un objectif que l’Etat s’imposait au regard, à l’époque, de la nécessité de « mettre fin à une situation de désordre et d'injustice […] ». Ainsi, débiteur d’ordre et de justice, l’Etat par l’institution pas à pas d’un droit de l’avortement a accentué son obligation d’assurer aux femmes enceintes une accessibilité aux différentes méthodes d’avortement ou de contraception. En outre, toujours dans l’objectif d’accessibilité, le Législateur, au fil du temps, a réajusté le délai d’ouverture de l’accès aux méthodes d’avortement (chirurgicales ou médicamenteuses) au profit des femmes enceintes, avant la dixième semaine, puis la douzième et enfin la quatorzième. De plus, il a également été reconfiguré la condition émotionnelle à l’accès à l’IVG en abandonnant le critère « d’état de détresse » (CE Ass. 31 oct. 1980, Lahache (concl. Genevois, D. 1981. 38) ; RDP 1981. 216, note J. ROBERT : l’appréciation de la « situation de détresse », est réservée à la femme enceinte ; Décision n°2014-700 DC, 31 juillet 2014) au profit d’un critère davantage potestatif tenant au fait que la femme enceinte « ne veut pas poursuivre une grossesse ». Par conséquent, il est patent, à la lecture de la succession de « Lois IVG » et des ajustements qu’elles ont chacune introduite, que l’Etat, par le biais tant du Législateur que par celui du pouvoir règlementaire s’est fixé un objectif à atteindre (Décision n°2001-446 DC, 27 juin 2001 : « Considérant qu'il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause, au regard de l'état des connaissances et des techniques, les dispositions ainsi prises par le législateur ; qu'il est à tout moment loisible à celui-ci, dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions ; que l'exercice de ce pouvoir ne doit cependant pas aboutir à priver de garanties légales des exigences de valeur constitutionnelle ; »).  

 

Le droit-créance postule l’exigibilité d’une prestation à l’encontre de l’Etat. À ce titre, il doit faire en sorte que « Nul ne peut porter atteinte au droit à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception. », pas même lui et il doit faire en sorte que « La loi garantit à toute personne qui en fait la demande l’accès libre et effectif à ces droits. » (Texte de la commission des lois constitutionnelles, proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception). Quel meilleur moyen existe-t-il pour protéger un droit-créance d’une crise politique, économique ou religieuse que de le poser comme un objectif à valeur constitutionnelle. En effet, « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme. » (§3 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.). L’objectif d’accessibilité de l’avortement et de la contraception mis en œuvre par les « Lois IVG », contribue à garantir à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme.

 

« Les objectifs de valeur constitutionnelle ne sont pas des droits mais des buts assignés par la Constitution au législateur, qui constituent des conditions objectives d'effectivité des droits fondamentaux constitutionnels. Ils découlent des droits et libertés et servent à en déterminer la portée exacte. Ils servent moins à les limiter qu'à les protéger. La « clef d'interprétation » des objectifs réside ainsi dans l'effectivité des droits et libertés. » (Pierre de MONTALIVET, Les objectifs de valeur constitutionnelle, CAHIERS DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL N° 20 - JUIN 2006).

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